On a demandé à des architectes d'évoquer le bâtiment le plus moche de France

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On a demandé à des architectes d'évoquer le bâtiment le plus moche de France

Philharmonie de Paris, centres commerciaux et restaurants Courtepaille – les pustules urbaines prolifèrent dans l'Hexagone, sans que personne n'y trouve rien à redire.

Sortez la grosse caisse, applaudissez des deux mains : la Cité du Vin de Bordeaux est enfin là. Inauguration en grande pompe par François Hollande, discours d'Alain Juppé, poignée de mains républicaine – tout a été fait pour que la foule se presse dans ce bâtiment imaginé par Anouk Legendre et Nicolas Desmazières, de l'agence XTU Architects. Pourtant, si ces derniers évoquent un édifice à « la rondeur sans couture, immatérielle et sensuelle », certains de mes amis bordelais m'ont confié que leur étron matinal ressemblait à s'y méprendre à cette structure tout en courbes.

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Aujourd'hui, le « triomphe d'une France moche » est une locution présente dans de nombreuses bouches. Télérama l'évoque depuis un certain nombre d'années, et le Guardian n'a pas hésité à violemment critiquer les nouvelles Halles parisiennes. Pourtant, peu de responsables politiques évoquent le calvaire quotidien de millions de Français, qui passent leur temps à côtoyer poteaux électriques, panneaux publicitaires et angles droits fascistes sans pouvoir protester contre des décisions urbanistiques qu'ils ne maîtrisent pas.

Pour ne pas mourir avec mes convictions de mec qui ne jure que par les bâtiments haussmanniens ou les échoppes bordelaises, j'ai contacté différents architectes afin de leur demander quel était, selon eux, le bâtiment le plus laid de France et, surtout, afin d'en savoir un peu plus sur leur vision de la politique de la ville dans notre pays. Au fil des tribunes, on voit apparaître une constante, qui n'étonnera personne : les banlieusards, qu'ils vivent dans des pavillons ou des barres d'immeubles, sont toujours les plus mal lotis.

Par Baptiste, Mathias et Simon, de Classeur Magazine

« Lorsque l'on entre dans une ville, on a l'habitude de traverser un magma de bâti informe. On a également l'habitude de le déplorer. Prenez Périgueux, par exemple. On compare souvent son centre-ville – avec ses belles églises – à sa périphérie, assez moche.

Et si c'était ça, pourtant : la périphérie et le centre comme les deux faces d'une même médaille, l'une ne pouvant exister sans l'autre ? En voulant « conserver » les centres-villes, on les fige. Pour se développer, la ville investit des zones où la vigilance des décideurs, des urbanistes et des élus est relâchée – des zones dont les qualités, la pertinence, les activités et les constructions sont bien loin de faire le poids face aux intérêts économiques en jeu.

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En verrouillant trop fort d'un côté, on cède complètement tout autour. Et Périgueux – nous n'avons rien contre Périgueux, bien au contraire – n'est qu'un exemple d'un état de fait généralisé.

La ville s'étend mais ne se fait plus.

En réduisant patrimoine et tradition à des images, un type de tuile ou de couleur d'enduit, la politique de la ville devient une fabrique de pastiches qui perd sur tous les tableaux. Les commerces et les habitants désertent les centres anciens au profit de périphéries où les notions d'espace public, d'orientation, de limites disparaissent totalement.

La ville s'étend mais ne se fait plus. Elle consomme territoire et infrastructures – dont des routes et des réseaux. On construit des bâtiments en tôle ondulée avec un parking pour 10 000 voitures, des « villas » en parpaing qui colonisent les terrains agricoles – « villas » qui se ressemblent toutes, car jamais pensées par des architectes.

Les solutions à cet état de fait existent – elles passent par une prise de conscience de l'importance de l'architecture. »

Par Camille Quancard, architecte

« Sans trop d'originalité, je vais évoquer la Philharmonie de Paris. Selon moi, ce bâtiment est le symbole des problématiques liées à l'architecture et à la place de l'architecte.

D'un côté, dans sa morphologie et son identité architecturale, il s'agit d'un « bâtiment signal » – une masse sculptée comme on en rencontre beaucoup dans les métropoles, comme la Cité du Vin de Bordeaux, la Casa da Música de Porto, le siège de la télévision centrale chinoise à Pékin, les réalisations de Zaha Hadid, etc. Ce qui me gène là-dedans, c'est l'extravagance de cette architecture, qui sert à laisser une trace, un signal qui doit être facilement reconnaissable. En ce sens, les monuments cités plus haut font de la ville des espaces réservés à « ceux qui viennent de loin » – comme l'écrit Françoise Choay dans son ouvrage sur le patrimoine. C'est une architecture qui se désintéresse du quotidien, de la petite échelle du domestique.

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La Philharmonie de Paris représente le triomphe de l'architecte en tant qu'artiste égocentrique – un type qui fait passer sa propre démarche avant ce qui fait l'essence d'un projet d'architecture : ses contraintes.

De plus, je trouve une telle architecture – formaliste et métaphorique – particulièrement prétentieuse. On sent que ça évoque quelque chose, mais sans savoir quoi. On a la sensation de se trouver dans un musée, en face d'une œuvre qui n'est accompagnée d'aucune explication.

La Philharmonie de Paris représente le triomphe de l'architecte en tant qu'artiste égocentrique – un type qui fait passer sa propre démarche avant ce qui fait l'essence d'un projet d'architecture : ses contraintes.

Le déroulement du projet en lui-même est tout à fait symptomatique des problématiques contemporaines de l'architecture : explosion des budgets, allongement extrême des délais, conflits entre maîtres d'ouvrage et architectes, etc. Pourtant, tout cela est loin d'être une fatalité. »

Par Julien Pasteau, architecte

« En architecture, la laideur est une caractéristique qui, comme les phénomènes de mode, dépend des époques. Le Corbusier considérait le Grand Palais comme « l'horreur architecturale absolue ». De son côté, le Centre Pompidou se retrouve chaque année dans le peloton de tête des bâtiments « les plus moches » de Paris.

Selon moi, l'enlaidissement des villes est le fruit de politiques urbaines désastreuses et d'architectures pastichées. La décision prise dans les années 1960 de mettre en place des zones commerciales à l'entrée des villes a profondément modifié le paysage urbain et a enlaidi la France. Après avoir exproprié les propriétaires de terres agricoles situées à quelques encablures des villes, on a vidé ces dernières des commerces de proximité au profit de grandes enseignes sises en périphérie.

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Que l'on arrive à Toulouse, à Strasbourg ou à Lisieux, il s'agit toujours du même « paysage » sans âme, laid et impersonnel – les mêmes ronds-points fleuris, les mêmes grandes surfaces et les mêmes panneaux publicitaires.

Si je devais citer un bâtiment qui incarne à l'extrême ce qu'est la laideur architecturale, j'évoquerais les restaurants Courtepaille. Ils sont la parodie d'une France idéalisée et uniformisée. »

Une barre située dans la cité des 4 000, à La Courneuve.

Jérôme-Olivier Delb, architecte et fondateur du blog l'Abeille et l'Architecte

« Au Royaume-Uni, un prix d'architecture récompense chaque année le pire bâtiment construit dans le pays au cours des 12 derniers mois : la Carbuncle Cup. En France rien de tel, même si certains médias aiment à faire des classements. On préfère les émissions de France 2 sur « La plus belle ville de France » ou de M6, « La plus belle maison de France ».

Certes, la critique de tel ou tel bâtiment, de la Canopée des Halles à la Philharmonie de Paris, est présente dans de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux ou lors d'un séminaire d'architecture à l'Université Populaire de Caen, mené par David Orbach et Isabelle Coste, architectes urbanistes. On nous explique que la laideur de l'architecture contemporaine serait liée à l'architecture ultralibérale, et on nous ressort le fameux article de Télérama sur la France moche. Malgré cela, le débat sur la laideur en architecture est assez absent.

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Pourquoi ? Peut-être parce que, comme le résumait le réalisateur Jean-Pierre Jeunet dans une interview à 20 minutes en janvier 2014, la laideur ne dérange personne. « J'appelle ça le syndrome de la Pyramide du Louvre et des chiottes Decaux, précisait-il. La pyramide du Louvre, en verre, ça ne peut pas être plus beau et ça avait fait tout un scandale. Les chiottes Decaux, c'était des horreurs, mais j'ai jamais lu une critique négative. La laideur ne dérange personne et la beauté choque, et ça, c'est très français. »

De la Tour Eiffel à la Tour Montparnasse, en passant par le Centre Pompidou ou la Pyramide du Louvre, tous ces bâtiments, aujourd'hui iconiques, ont été critiqués pour leur laideur.

Nous nous sommes peut-être habitués au laid. Des pavillons périphériques aux boîtes à chaussures métalliques situées en entrée de ville, notre quotidien est jonché de petites laideurs – laideurs qui finissent par disparaître de notre champ de vision, comme une fatalité face à laquelle nous serions impuissants. Dès lors, un bâtiment puissant, chargé d'une symbolique forte – qu'elle soit politique, architecturale ou urbaine – devient le réceptacle d'une frustration qui ne peut s'exprimer au quotidien.

De la Tour Eiffel à la Tour Montparnasse, en passant par le Centre Pompidou ou la Pyramide du Louvre, tous ces bâtiments, aujourd'hui iconiques, ont été critiqués pour leur laideur. Pourtant, une fois la critique passée, notre regard s'habitue à ces bâtiments qui, aujourd'hui, font partie de notre patrimoine commun. »

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