Société

« Respectez-nous, putain » : le cri de détresse d’un collège sinistré

Au collège Lucie Aubrac de Givors, l'État semble avoir avoir abandonné profs et élèves, alors que les burn-outs, violences et départs en masse rythment la vie de l'établissement.
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Le collège Lucie Aubrac, à Givors dans la région lyonnaise.

Depuis la rentrée de septembre, le collège Lucie Aubrac de Givors (69) défraie la chronique, dans le sens le plus triste du terme. Entre le manque cruel de moyens financiers, humains et matériels et les promesses des émissaires du ministère de l’Éducation nationale qui, depuis de nombreuses années, ne se concrétisent jamais, tout le monde est à bout. Burn-out en série, départs en masse, élèves et profs en détresse absolue, climat explosif et surtout, l’impossibilité grandissante d’exercer son travail correctement : c’est le quotidien de l’établissement.

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La goutte d’eau cette fois, fut de battre un record des plus tragiques : outre les violences entre élèves, huit membres du personnel ont été victimes d’agression en l’espace de quelques mois, sans réponse satisfaisante du rectorat, malgré la gravité des faits et la grève de la faim de deux professeurs.

Leur arme ? Le Collectif Lucie Aubrac, qui a lancé une pétition et tente péniblement d’alerter à son échelle l’opinion publique pour attirer l’attention du ministre. Ils sont présents sur les réseaux sociaux, YouTube, Facebook, Instagram et Twitter, mais le temps leur fait défaut : pour eux, il y a urgence, c’est maintenant ou jamais. Ils réclament de passer leur établissement REP en REP+ (Réseau d’Éducation Prioritaire +), afin d’obtenir davantage de moyens humains et des classes en effectifs réduits – ce que le rectorat et le ministère ne semblent pas prêts à faire.

Face au mépris de leur propre hiérarchie et en dépit des pressions en tout genre, un enseignant a accepté de témoigner pour détailler cette situation aussi absurde que catastrophique. Plongée dans une « routine » qui ne devrait pas en être une.

Quelle est la situation actuelle du collège ?
Givors, c’est la banlieue lyonnaise, mais très éloignée. C’est la différence avec Les Minguettes ou La Duchère : les jeunes de là-bas peuvent aller beaucoup plus simplement à Lyon que les nôtres. Ça se répercute sur les moyens : le rectorat nous a déjà dit sur un sujet « Ah non, mais c’est trop loin Givors ». On parle de représentants directs de l’Éducation nationale quand même.

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À l’éloignement s’ajoute la pauvreté. On a des familles en difficulté, monoparentales, qui ont un rapport compliqué à l’institution scolaire, n’ont pas eu l’occasion d’étudier eux-même, souvent. Partant de là plein d’autres problèmes se posent : un élève fait une grosse connerie, le CPE appelle la mère pour lui expliquer, et elle répond « Désolée, mon fils n’a pas mangé à midi, il ne mangera pas ce soir non plus, je vais pas en plus le gronder ». Des problèmes de pauvreté à ce niveau là on en a énormément. On a beaucoup d’élèves boursiers au taux le plus élevé. Et l’autre conséquence, c’est la violence.

C’est un problème régulier ?
C’est la première année avec des violences envers les profs. Il y avait parfois des violences entre gamins mais jamais aussi souvent, mais jamais envers un prof. Au max c’était des insultes et ça s’arrêtait là. Depuis septembre, l’insulte c’est le plus sympa qu’on a. On n’avait pas de menace non plus. Là on a une augmentation folle des conseils de discipline. Chez nous, le conseil de disc’ est une mesure éducative. À part pour deux cas (un élève qui faisait des attouchements et représentait donc une menace pour les filles de la classe et un autre qui avait besoin de repartir à zéro), ça ne mène pas à l’exclusion, c’est vraiment pour faire comprendre à l’élève qu’il doit changer. Même un collègue agressé sait qu’on n’est pas dans une logique de punition, c’est important de le dire. C’est des ados. Évidemment qu’ils merdent : entre 13 et 16 ans on leur demande d’oublier la pauvreté, de suivre les cours, d’échapper à la pression du quartier, et de rester calme… En tant qu’adultes, à leur place, on se dit souvent qu’on péterait les plombs plus qu’eux.

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La situation s’est détériorée suite au confinement ?
En ce moment c’est simple : je ne peux pas quitter la salle des profs sans arrêter quatre bastons sur le chemin. On a bien vu qu’il y avait un souci après le confinement : on a retrouvé nos élèves éteints. Comme des robots. Et le lien était rompu avec eux. Le confinement les a traumatisés. C’est une première pour eux et leurs parents. La plupart des familles appartiennent aux métiers où tu es forcé de bosser pendant le confinement. Et le système d’enseignement à distance te permet juste de mesurer la fracture numérique, très peu étaient équipés en terme de tablettes, etc.

« En tant qu’adultes, à leur place, on se dit souvent qu’on péterait les plombs plus qu’eux »

En plus tu demandes à des mamans qui ont un métier éreintant et quatre enfants de dédoubler leur journée pour leur faire faire leurs devoirs… De l’autre côté, tu en as des complètement flippées : je pense à une mère caissière qui enfermait son fils – un 6e – dès qu’elle partait, de 5h du mat à 15h, par peur du virus. Ce qu’on a remarqué à leur retour, c’est qu’ils étaient sous shit. Avant on avait très peu d’élèves fumeurs. Autre truc révélateur : ça parle 100 fois plus de porno qu’avant, sans se cacher. Et ils perdent des codes basiques. Par exemple un collègue demande « Vous avez fait signer mes brevets blancs ? » et un élève répond « Ouais, ma mère m’a enculé ». Le prof lui a demandé de reformuler sa phrase mais l’élève ne comprenait sincèrement pas le souci.

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Avant, on était une « gentille » REP (Réseau d’Éducation Prioritaire). On avait même des remplaçants qui demandaient à revenir, ce qui est très rare. On était une sorte de labo, c’est un des seuls avantages de la REP : tu as une liberté pédagogique. Par exemple nos élèves n’ont pas le goût de la lecture, on essaie de passer par des voies alternatives pour le leur donner, etc.

Depuis septembre, il y a eu 8 agressions sur le personnel, c’est ça ?
C’est ça. Pour être honnête, en voyant la dégradation globale, on a pensé dès octobre « On tient pas l’année cette fois ». C’est horrible, on s’habitue à tout, même l’inacceptable. On fait naturellement des choses qui relèvent pas de notre métier. Depuis 6 mois, enseigner c’est même pas 10 % de mon boulot. Certains parmi nous ne supportent plus de venir, mais une semaine après c’est oublié. À un moment je parle à un nouveau collègue, arrivé en septembre. Un élève vient me prévenir « Il y a une embrouille », je pose mes affaires, je vais séparer la baston, et je reviens. Le nouveau me regarde choqué et me dit « Donc là tu reprends la conversation normalement ?! ». C’est les réactions des nouveaux qui nous réveillent un peu.

Quand on parle d’agressions envers le personnel, on parle de quoi concrètement ?
Il y a eu une « simple » agression verbale, ensuite un élève qui a balancé une chaise sur une prof, un autre qui s’est fait confisquer son portable et qui a bloqué le prof pour lui faire les poches...

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En une seule semaine, fin janvier, on en a eu trois. Un élève de 13 ans qui lance ses ciseaux sur son prof puis qui le menace ; une prof qui se retrouve encerclée par trois élèves, qui ont l’air d’avoir bien fumé. Ils lui bloquent le passage, lui font des « avances » qui n’ont aucun sens combinées à des menaces sur son mari. Et puis il y a eu la tentative de meurtre. Un collègue sort à vélo, une voiture l’attend phares éteints. Le véhicule essaie de le percuter une première fois, puis une deuxième, jusqu’à ce qu’il se réfugie dans un magasin. Il a été reçu par le rectorat pour bénéficier du programme sûreté, il ne reviendra plus au collège et en septembre il aura un nouveau poste ailleurs.

« Que ce soit pour les élèves ou pour nous, c’est triste mais c’est devenu notre routine »

Que ce soit pour les élèves ou pour nous, c’est triste mais c’est devenu notre routine. Sauf la dernière, la plus grave, qui nous a fait une onde de choc. Chez les adultes comme les enfants, il y a des signes de stress post-traumatique. Les enfants du fait du confinement, avec les réactions de robot, pas d’émotion… on passe du rire aux larmes sans raison, et surtout : les rires nerveux. On passe la journée à rire de choses horribles sans savoir pourquoi. Tu vois tout comme dans un brouillard et tu réagis pas.

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Comment la police s’imbrique dans tout ça ?
C’est très dur de travailler avec la police. On dépend d’un autre ministère, on n’a rien à faire avec les flics. Y’a un souci avec la police de Givors, comme dans d’autres banlieues j’imagine. Avec nous ils sont polis, mais ils parlent comme à des moins que rien aux jeunes et aux habitants « lambdas ». C’est pour ça qu’on a essayé de soutenir certains élèves quand ils étaient convoqués au commissariat.

On n’avait pas confiance dans leur façon de gérer nos jeunes, et ça a pas loupé. Ils ont débarqué chez des témoins comme si c’était des suspects, façon descente, pareil pour le recueil du témoignage façon interrogatoire, etc. Quand t’as un père de famille qui t’appelle en pleurs en t’expliquant que c’est la première fois de sa vie qu’on lui parle comme ça et qu’il s’est jamais senti aussi humilié, que son gosse ne veut plus sortir, c’est quelque chose. Ils sont pas formés pour être pédagogues, ok, mais là ils créent des traumatismes. Faut qu’on m’explique à quoi ça sert de hurler « Vous éduquez mal vos enfants » à un mec que tu ne connais pas. Bien avant cette année, un élève de 11 ans m’avait déjà parlé de son passage au poste, rien que ça sur le principe je suis pas sûr de comprendre. À part avoir un adulte dans un corps d’enfant, parce qu’évidemment même si tout se mélangeait dans sa tête, il parlait déjà comme un mec qui tient les murs au quartier. Dans tous les cas le gosse est traumatisé.

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À titre perso, en allant au boulot, j’ai vu une brigade mettre des gamins par terre et leur passer les menottes. Au début ils savaient pas qui j’étais et je peux pas cacher mes origines vu ma tête donc ils m’ont mal parlé, « Dégage » etc. J’explique que je suis leur prof, et là c’est dingue à quel point leurs visages et postures changent : « Oh mais vous inquiétez pas monsieur, tout va bien, d’ailleurs on avait fini ». À l’inverse, un collègue avec une tête de bon gaulois est allé signaler un cambriolage, réponse des flics : « Ah bah c’est les arabes, cherchez pas, encore eux ». Classe.

Du point de vue des élèves, ça se passe comment ?
Pendant le confinement, l’enseignement à distance a jamais marché ici. Mais les 6e et 3e tenaient régulièrement un « journal de bord ». Dans cet exercice, il y en a plein qui décrivaient les descentes de police, « C’est dur de les voir arriver avec leurs gros camions comme si on était des monstres ». Bref, je trouve que de base, il y a un problème avec la police. C’est pas eux qui aident nos élèves à être républicains. Ils grandissent avec ce rapport là. Ils ont deux symboles de l’État en face d’eux : les flics et les profs. Qui gagne ? Pas nous. Parce qu’en tant que fonctionnaire on n’a pas le droit de dire directement « Je te crois » à un élève sinon c’est comme si on jouait pour l’ennemi aux yeux de la police. Mais vu ce qui s’est passé récemment, ils ont bien compris où on se plaçait. C’était trop. Un gosse paniqué a même dit à un policier « Mais vous aviez dit que j’étais témoin je comprends pas », il s’est vu répondre « Pas du tout, il y a trois suspects et un auteur ». C’est seulement à la fin qu’ils lui ont dit « En fait on savait que t’étais juste témoin ». C’est quoi ça ? Évidemment des élèves d’un coin plus aisé auraient jamais été traités comme ça. Même une prof agressée s’est faite la réflexion : « Mais s’ils traitent leurs témoins comme ça, comment ils vont traiter les suspects ? »  

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« Vos gosses, on les met dans les mêmes conditions, ils deviennent aussi des “racailles” »

Ça c’est le truc le plus dur à comprendre quand tu ne vis pas les choses : les élèves agresseurs sont aussi victimes. La République a déconné et n’a pas assuré l’égalité des chances. À un moment ces gamins, on les a laissés livrés à eux-même, les élèves sont responsables individuellement mais l’État est responsable de tout ce qui les amène à ça. Ça, personne ne le comprend. La plupart des réactions c’est « Ah ouais de toute façon c’est que de la racaille ». Agrémenté de commentaires racistes. « Il faut juste les punir »… Vous avez rien compris à la République en fait. Parce que vos gosses, on les met dans les mêmes conditions, ils deviennent aussi des « racailles ».

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C’est suite à la tentative de meurtre que votre mouvement commence ?
Oui, déjà le collège a été à l’arrêt un jour. On a décidé de ne pas se mettre en grève : dû à la dégradation du climat, on a déjà tellement de retard dans nos cours… On voulait pas les abandonner. On a fait ce que l’État aurait dû faire : on a senti que le quartier était explosif et on a essayé de désamorcer. C’est passé par plein de choses : l’action la plus forte c’est la grève de la faim des deux collègues, mais on a aussi appelé individuellement tous les parents pour expliquer la situation, on a organisé une marche pour traverser le quartier. Des rappeurs locaux ont relayé l’appel pour la marche sur leurs réseaux, ils voulaient aider, ils ont mis « Les profs vous aiment », ce genre de choses… On a reçu des messages d’encouragement de 3e et de 4e après. Ils ont compris que notre action n’était pas contre les élèves, jamais.

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Donc des rappeurs ont plus fait en une story Insta que votre ministère en plusieurs années.
Voilà (rires). De notre côté, on avait déjà fait un blocage du collège l’année dernière, toujours pour le REP+. Tout ce qu’ils nous avaient lâché, c’est une « demi-CPE ». Ils coupent les personnes au rectorat (rire). En gros avant, on avait déjà un demi-CPE sauf qu’on avait que des stagiaires. Là, ils nous ont accordé une demi-CPE de plus, habituée aux établissements difficiles. Elle n’est là qu’à mi-temps, d’où le « demi ». Chaque mouvement demande une énergie énorme pour pas grand-chose… Ça nous a pris plus de 5 ans. Et à chaque fois l’inspecteur académique nous précise « Et sachez bien que si je vous l’accorde, c’est en l’enlevant à d’autres qui en ont autant besoin ». Parce que ce serait dommage de pas nous culpabiliser par-dessus le marché…

Mais suite à la tentative de meurtre, on apprend que le rectorat envoie une délégation pour nous voir, lundi 25 janvier. C’est exceptionnel : ils se déplacent jamais. Dans leur tête, c’est déjà une énorme fleur de se bouger jusqu’à chez nous : « Regardez on se déplace ». Avec chauffeur (rire). Mais ce qui explique leur déplacement exceptionnel, on l’a déduit par la suite. L’info des agressions commençait à remonter. On est toujours techniquement en période d’attentat donc ils se sont fait taper sur les doigts, par le ministère de l’Éducation nationale et peut-être même de l’Intérieur : apprendre par accident que des fonctionnaires sont victimes de violences régulières sans que personne fasse rien niveau État, ça la fout mal.

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En gros des gens en haut lieu se sont dits « on va passer pour des cons si on fait rien ».
Voilà. Et ça explique que ce n’était que de la forme : en dépit de la situation, ils nous ont gentiment dit « Tenez bon » sans rien nous accorder. On ne pensait pas qu’ils allaient laisser traîner comme ça. Ils ont attendu en pariant qu’on allait s’arrêter dès que les vacances arrivent. Ils comptent sur les vacances ou le reconfinement.

J’imagine que tu es pessimiste pour la suite des événements.
Non, on sent que c’est possible mais ça demande des efforts… Si on fait tout ça c’est qu’on y croit. Ça peut se débloquer si on arrive à médiatiser notre cause. On le fait pour nos élèves. Je sais que c’est naïf. Mais à grande échelle, je suis pessimiste, oui. On n’est pas les seuls dans ce genre de situation. Il faudrait coordonner les profs de tous les bahuts de zone pauvre. C’est compliqué : à côté on est à temps plein avec un taf de malade. La casse de l’Éducation nationale est en cours et les premières victimes, c’est la banlieue. Si t’es riche, tu mets tes gosses dans le privé, point. Ça fait longtemps qu’on prévient mais on a le rôle de Cassandre.

« On a des 6e qui, au moment où je te parle, n’ont ni prof de Techno, ni SVT, ni Arts plastiques, ni Histoire-Géo »

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Cette « casse » se matérialise comment au quotidien ?
Pour être concret, on peut rester un an sans avoir de remplaçant, ce qui n’existe jamais dans les quartiers huppés. On a des 6e qui, au moment où je te parle, n’ont ni prof de Techno, ni SVT, ni Arts plastiques, ni Histoire-Géo. Vu l’ambiance actuelle, on a eu des remplaçants qui ont craqué : l’un au bout de trois jours, l’autre au bout d’une semaine...

Tu vois une solution à court ou long terme ?
Le Grenelle de l’éducation est une grosse blague. Le ministère ne voit les problèmes que par le prisme de l’argent que ça va leur coûter. Et par-dessus le marché ils ont profité du covid pour accélérer la casse. De toute façon la solution on la connaît, c’est la mixité. Tu vires la Carte Scolaire, tu mélanges tous les élèves entre eux et tu règles déjà pas mal de choses. On le voit à Aragon, le lycée à côté où il y a de la mixité : même les codes sociaux, tu les apprends auprès des autres gamins. Et inversement, si les enfants plus aisés ne grandissent pas dans un entre-soi non plus, ça leur permet de pas devenir des gros cons de droite en grandissant.

En parlant de ça, là le ministre parle de la montée de l’islamisme comme problème central...
C’est leur grande obsession, ça (rire). Je vais parler pour notre collège : banlieue pauvre, majorité de familles musulmanes, et nos problèmes n’ont strictement rien à voir avec la religion. Un jeune qui a « un problème avec la couleur rouge parce que c’est celle du diable » comme il dit, j’en ai jamais vu. Rien que niveau vêtements, drapeaux des pays du Maghreb et maillots de foot, c’est mort... on corrige les copies en rouge aussi (sourire). Encourager les profs à dénoncer leurs propres élèves sur la base de propos entendus à la volée, c’est fou. Déjà ici, personne dénoncera qui que ce soit sur ce motif, on essaiera plutôt de leur parler si ça arrive un jour. Pour moi tu t’es trompé de métier si tu te mets à balancer tes élèves à l’Etat ou que tu les vois comme des terroristes. Désolé pour le point Godwin, mais en période de tension, c’est toujours ça, il y a des collabos partout. Tu regardes une salle des profs, tu sais que certains ne te planqueront jamais dans leur garage si ça dégénère (rire).

Tu as demandé à témoigner de manière anonyme. Pourquoi ?
Côté bouche cousue de l’État, les gens pensent à l’Armée ou la police mais on est pas mal non plus. Hors vidéo officielle ou inoffensive, tu ne fais pas rentrer une caméra dans un établissement. La plupart des docus, c’est en caméra cachée. On sait qu’on peut pas tout dire, qu’on a un devoir de réserve, mais on sait pas ce qui est légal ou pas, vu qu’un prof ne signe pas de contrat. Pourtant, dans une loi, Blanquer a fait passer le fait que parler de notre métier, même en privé, est désormais une faute. Pour eux, il faut que la façade de l’éducation nationale soit parfaite. Ils ont l’habitude de faire des exemples : c’est déjà arrivé qu’un prof qui ouvre trop sa gueule soit muté à l’autre bout de la France. Donc oui, on a un peu peur.

Faut voir aussi la façon de parler en général. L’inspecteur académique qui te regarde même pas et te dit « nom, prénom, discipline et temps d’ancienneté » façon interrogatoire, ça se pose là. Pareil quand il te crie dessus sans raison « Vous vous calmez ! Vous faites n’importe quoi ! ». J’ai cru qu’une collègue allait passer par-dessus la table pour le défoncer (rires). C’est facile de les énerver : il suffit de leur rappeler qu’ils ne connaissent rien au terrain. Ils sont tellement hors-sol que du point de vue du rectorat, c’est incompréhensible que des profs se mêlent d’autre chose que corriger des devoirs. Ils ne savent pas ce que c’est, un élève ; évidemment qu’il te contacte quand il a des problèmes, notre job s’arrête pas à l’enceinte de l’établissement. En tout cas dans un quartier comme ça, c’est impossible de dissocier la vie scolaire de la vie tout court.

« Face à des cas comme ça, je vois pas comment se dire “C’est pas mon taf, je rentre chez moi” »

Par exemple on a pas mal d’élèves réfugiés syriens. Notamment une, arrivée en 2020, elle fait partie des derniers à avoir pu fuir du pays. Donc elle a passé quatre ans dans un pays en guerre à se cacher derrière des cadavres et voir des proches se faire tuer d’une balle dans la tête. Elle veut être médecin, elle pleurait à chaque fin de cours. On en a aussi une, d’abord placée en famille d’accueil suite à de la maltraitance, sauf qu’elle a dû en être extraite parce que là-bas aussi ça se passait mal. Ça a bousillé ses repères, du coup elle assimile le collège à sa maison. Ça veut dire qu’en fin de semaine on doit vérifier qu’elle ne s’est pas cachée dans les toilettes pour passer le week-end au collège. Cette fois, ça s’est super mal passé pour la déloger, elle arrêtait pas d’insulter, puis elle s’est mise à pleurer et nous a sorti la photo de sa famille d’accueil en disant que c’était de là qu’elle venait (silence). Maintenant que je t’en parle je réalise que nous, les adultes présents, c’était la première fois depuis des mois qu’on avait des larmes sincères dans nos yeux. Face à des cas comme ça, je vois pas comment se dire « C’est pas mon taf, je rentre chez moi ».

Quel est votre objectif ?
Le ministre. On s’arrêtera pas tant qu’on lui aura pas parlé. Ou tant qu’on a pas le REP+. Précisons que même l’inspecteur a reconnu l’année dernière qu’on était passés au-delà de Vaulx-en-Velin et des Minguettes en terme de violences et de dégradation scolaire. Et après il nous a dit qu’il ne pouvait rien nous accorder de plus. Concrètement, si ça ne bouge pas, en septembre 2022, on n’aura plus rien. Ou plutôt : on aura les mêmes aides qu’un collège en zone bourgeoise. Autre précision : parmi les moyens du REP+, il y a aussi une prime de 100 euros par mois pour les profs, histoire d’attirer un minimum des jeunes profs. Donc la droite et l’extrême-droite lyonnaise (très présente) aiment dire qu’on fait tout ça, tout ce mouvement, juste pour toucher cette prime. Personne ne fait de grève de la faim pour 100 balles. Respectez nous, putain. Un minimum.

Tu m’as dit que tu comptais demander ta mutation hors de ce collège. Quel a été déclic ?
C’est parti trop loin, j’ai vu trop de choses. Toute ma vie est tournée vers mon taf, mais pour des mauvaises raisons. On est plein à foirer nos vies perso à cause de ça, parce que c’est très dur pour les couples de subir ça indirectement. Tu peux te dire que c’est qu’un boulot alimentaire, mais c’est impossible : tu as des ados en face et t’es humain. Un collègue faisait des insomnies parce qu’il avait remarqué que plusieurs de ses élèves portaient le même pantalon depuis le début de la semaine, avaient des sacs plastiques en guise de cartable... C’est d’abord la misère sociale qui te lamine.

Et il y a cette culpabilité de merde. Même ta question, elle est normale, mais elle me pince le cœur. L’année dernière je changeais d’avis d’un mois à l’autre, je pars, je pars pas, etc. Là, depuis septembre, j’ai plus aucune source de joie dans mon taf. Mes enfants le sentent. Un soir, je rentre, mes enfants se comportent normalement et l’un d’entre eux, le plus petit, me raconte sa journée. J’avais tellement sué au boulot que je l’ai pas écouté, je l’ai rembarré. Je voulais que personne me parle. Ça m’était jamais arrivé. C’est anodin mais ça a été le déclic. Pour ma santé mentale et physique, il faut que je parte. Mais je partirai pas loin, c’est le petit deal que j’ai trouvé avec ma conscience.

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