FYI.

This story is over 5 years old.

Société

Trop aimer ne sera jamais une raison pour tuer

La séparation d’un couple met en danger des femmes : la rupture fait bondir la possibilité pour une victime d’un conjoint violent d’être blessée ou assassinée.
femme battue

Quand je suis tombée amoureuse d'Emmanuel, je buvais de la vodka tous les soirs devant un mur de miroirs et je faisais du yoga en espérant que ça donne un sens à ma vie. Je l'ai laissé quand son amour est devenu trop étouffant, quand il écoutait Anna Ternheim – Lovers Dream sur repeat – couché sur le plancher, à pleurer parce que je ne voulais pas passer toutes les minutes d'une journée avec lui.

Publicité

Avoir peur de laisser l'autre

Je ne voulais pas dire « Je te laisse », car je devinais qu'il ne me laisserait pas remplir ma valise des robes d'été et des romans que j'avais apportés chez lui. Dans son auto, une journée où nous roulions vers une librairie anglophone, en longeant le fleuve Saint-Laurent, il m'a expliqué, calmement, qu'il ne voulait pas me perdre. S'il me perdait, nous devrions nous perdre, ensemble, et il a insinué que ce serait plus facile de plonger son automobile dans l'eau. De cette façon, il n'aurait plus peur de ce que je fais quand je ne suis pas avec lui et je ne serais plus malheureuse. Ce ne serait pas douloureux, il me le promettait. J'ai regardé la distance entre son automobile et l'eau, je l'ai regardé, puis j'ai détourné le regard parce que je ne pouvais pas lui mentir en le regardant. « Je t'aime », je lui ai répété, comme je l'ai répété plein d'autres fois pour me sauver.

Si j'aime c'est par manque et pour baisser la tête devant ce à quoi je veux échapper.

Me sauver puis être suivie et harcelée

Quelques jours plus tard, je me suis trouvé un studio à louer pour une semaine près du Cinéma du Parc. Il a retracé mon appel et contacté l'entreprise de location de studios. Il a raconté à la réceptionniste qu'il s'inquiétait pour moi et qu'il était policier. Elle lui a donné mon adresse. Il m'a texté tout ça, alors que j'entrais dans le trois et demie. Un ami était avec moi. Je hurlais et pleurais contre l'épaule de mon ami, défaite. J'ai laissé la clé et me suis trouvé un autre endroit où rester.

Revoir un ex une dernière fois

J'ai malgré tout accepté de revoir Emmanuel. Il voulait un dernier souper avec moi pour tout se dire. Je suis allée chez lui, j'y ai croisé un ami commun qui en sortait et je me suis dit « une personne saura que je suis là ». J'avais comme plan de me faire vomir pour lui montrer à quel point j'étais malade de nous. J'étais épuisée par la rupture que je traversais.

Après quelques bouchées, je suis allée vomir. Je n'ai pas eu à me forcer. Quand je suis entrée chez lui, il y avait des pétales de roses pour le bain sur une table, avec une de mes robes qu'il détenait encore. Il est allé me reconduire assez tôt. Je voulais plutôt prendre le transport en commun, mais il voulait s'assurer de ma sécurité. Nous avons argumenté, puis j'ai accepté, s'il me laissait à une station de métro, parce que je ne voulais pas qu'il sache où j'habitais désormais. J'ai pris un autre chemin pour me rendre à mon hôtel, en traversant un Couche-Tard qui donnait directement sur mon lieu de résidence temporaire. Ce n'était pas suffisant. Dix minutes plus tard, un appel était dirigé vers ma chambre. C'était lui qui m'attendait à la réception. Je suis descendue. Nous nous sommes disputés. Et j'ai demandé à changer de chambre et que le numéro ne soit communiqué à personne.

Publicité

« On confond l'amour avec la possessivité »

Des femmes harcelées à la suite d'une rupture, il y en a plein. Elles reçoivent des lettres, des poèmes hantés par le suicide et la mort. Elles ont droit à un concert de piano sur le terrain de l'université qu'elles fréquentent, car leur ex-partenaire, s'il ne contrôle pas la destinée de leur couple, veut s'assurer de laisser tout de même une marque. Le désir de contrôler varie à divers niveaux de harcèlement et peut se rendre à des agressions fatales.

L'indépendance de l'autre est ainsi rejetée. Le choix de la femme est présenté comme une attaque contre le romantisme et les fins heureuses avec quatre enfants et les bleus cachés sous des pansements de Dora. « Comment peut-on continuer de parler d'amour lorsqu'une personne tente de restreindre la liberté de l'autre, de confiner l'être aimé à un « nous »? Comment peut-on parler d'amour lorsqu'on tente de transformer une personne en une possession sur laquelle on croit avoir des droits? » s'interroge Sophie Morin, sexologue et psychothérapeute, en entrevue avec VICE. « On confond l'amour avec la possessivité », ajoute-t-elle.

Il y a quatre ans, Gabrielle a pris en photo le corps meurtri de Séverine, une amie que nous avons en commun. Chez moi, Séverine m'avait révélé le contenu des photos et montré son corps marqué. Elle avait un œil au beurre noir, des bleus au cou, aux épaules, au ventre, sur la poitrine. Elle avait reçu tous ses coups de la part de son conjoint, qui nourrissait les écureuils au biberon, mais qui, devant l'idée d'une rupture entre eux, avait frappé les murs, les armoires de la cuisine, et finalement Séverine, qui s'était faite petite, avant d'appeler les policiers, qui les avaient interrogés et écoutés, chacun, dans la même pièce.

Publicité

Les risques de fémicides lors d'une séparation

Simon Lapierre, professeur à l'École de service social de l'Université d'Ottawa et membre du Collectif de recherche féministe anti-violence, précise que ces situations se produisent typiquement dans un contexte de séparation, allant même jusqu'au fémicide. Il préfère ce terme à homicide ou à drame conjugal, car il fait directement référence au meurtre de femmes. « Ces hommes ont souvent une histoire de contrôle et/ou de violence à l'endroit de leur conjointe. Trop souvent, on croit que la violence conjugale cesse au moment de la séparation, mais les fémicides nous rappellent que ce n'est pas toujours le cas. En fait, pour les femmes victimes de violence conjugale, la période entourant la séparation peut être particulièrement dangereuse », m'a-t-il expliqué.

Aya m'a confié qu'elle ne s'était jamais sentie violentée par son ex-conjoint. Il l'avait pourtant déjà enfermée dans une pièce, à la suite d'une dispute. Elle n'avait pas osé en parler : « Je ne savais plus vraiment ce qui s'était produit. J'étais trop fatiguée et honteuse pour me poser des questions de toute façon. Je me trouvais très conne de ne pas avoir réagi et de m'être laissé enfermer dans ma chambre comme si j'avais cinq ans. » Après six mois avec lui, elle a renoncé à l'idée qu'ils se marieraient dans une belle église à Saint-Sauveur. « Il voulait tout, très vite. Un mariage, un enfant ou deux, m'offrir des robes pour savoir que je ne portais que des robes que lui avait jugées bien pour moi ou qu'aucun autre homme que lui ne m'avait données. »

Publicité

Se sentant inquiète et sous l'emprise d'autre chose que de ses « rêves de vivre un an dans un autre pays et de terminer une maîtrise en philosophie », Aya a tenté de rompre au moins trois fois, avant de le faire pour vrai en février dernier. Elle est retournée chez lui en compagnie de son père pour y chercher ses derniers effets personnels qui y étaient. Son ex était présent. Il blaguait en offrant de l'eau et du vin à son père. « Il faisait le bon gars. Il parlait à mon père comme si on prenait une pause, seulement parce que je devais prendre du temps pour mes études. »

Quand Aya s'est aperçue qu'il lui manquait divers documents, elle a repris contact avec lui. Elle était mal à l'aise de le revoir. Des amis lui avaient dit qu'il n'allait pas bien et était souvent absent à son travail. Elle ne voulait pas le blesser davantage, alors elle a accepté de le revoir dans l'appartement qu'ils partageaient autrefois. « J'ai honte, j'ai tellement honte de dire ça, parce que je sais que je ne suis coupable de rien, je me le suis répété plein de fois depuis, mais je n'aurais jamais dû retourner le voir seul », m'a-t-elle dit avec émotion. Sur place, son ex a fait semblant de chercher les documents avant de lui balancer qu'il se suiciderait et que c'était de sa faute. Il lui a proposé de se tuer avec lui. Elle est partie se cacher dans la chambre, celle dans laquelle il l'avait enfermée quelques mois auparavant. Elle l'entendait pleurer, derrière la porte. Elle avait son cellulaire, mais était figée. Elle ne savait pas quelles seraient les conséquences, pour lui, si elle appelait à l'aide. « Je me sentais coupable, comme si je n'avais pas le droit de ne rien faire contre lui. » Elle s'est couchée sur le lit et elle a attendu. Il l'a finalement laissée partir, en s'excusant.

Publicité

Culpabiliser la victime et faire l'éloge du coupable

Culpabiliser la victime, même après la mort, est fréquent. Lorsque Véronique Barbe a été retrouvée morte, le 14 septembre dernier, tuée par son ex-conjoint Ugo Fredette, un collègue de celui-ci a déclaré, à la radio, qu'il ne pensait pas que Fredette « aurait pu faire du mal volontairement à quelqu'un » et que Véronique Barbe lui aurait donné « des chances et des chances », insinuant que la victime, avec son rejet final, avait peut-être provoqué le meurtrier.

Dans un article à propos de la tentative de meurtre de Caroline Pagé, le 8 juin 2014, par son ex-conjoint, Vincent Langlois-Laroche, il est écrit que l'accusé « n'a visiblement pas accepté la rupture que lui a imposée Caroline Pagé, au point où il aurait tenté de la tuer », laissant supposer que la victime était fautive et aurait joué un rôle actif dans l'agression qu'elle a subie.

Quand la victime n'est pas critiquée pour son comportement, elle est souvent « invisibilisée », au profit d'un coupable dont on rappelle les accomplissements, comme pour banaliser la violence dont il a fait preuve ou s'en surprendre. Dans un autre article, Vincent Langlois-Laroche est présenté comme « un jeune homme au look soigné », à l'« apparence soignée, malgré sa dernière année d'incarcération ». Marc Bellemare, un avocat ayant collaboré à des tournages avec Ugo Fredette, a tenu à rectifier ce qui s'est dit contre ce dernier et a insisté sur la personnalité « sincère » et « sympathique » du réalisateur, « qui ne semblait pas présenter des problèmes d'impulsivité ». Il le vante, allant jusqu'à dire que « très peu de gens au Québec se sont dévoués autant à la cause des victimes d'actes criminels », produisant des documentaires par quasi bonté d'âme, « presque bénévolement », puisque « ça devait à peine couvrir ses dépenses ».

Publicité

En 1980, lorsque le philosophe Louis Althusser a étranglé sa femme, son compatriote français André Comte-Sponville est allé jusqu'à dire que le meurtre l'avait bouleversé « même si notre compassion, il faut le dire, allait davantage à lui qu'à son épouse. Il était notre maître; nous ne la connaissions presque pas. Puis mourir est le lot commun. La folie, non. »

Aimer à la folie

La folie ou les troubles mentaux sont souvent évoqués pour justifier un fémicide. Simon Lapierre le constate : « Les médias ont tendance à humaniser les agresseurs. Il y a aussi un accent mis sur la détresse des hommes qui tuent leur conjointe ou ex-conjointe, au détriment de la violence. » Sophie Morin renchérit, arguant que tenter d'expliquer le meurtre conjugal par la folie se veut rassurant : « C'est pratique, la folie, car elle enlève la responsabilité de ses gestes aux personnes qui en souffrent. Pour tenter de donner du sens à un meurtre conjugal, invoquer la folie est rassurant, car la violence n'appartient pas à la personne qui a commis le meurtre, mais à une déconnexion de son cerveau qui l'a amenée à ne plus savoir ce qu'elle faisait. »

Anthony Pratte-Lops, dont l'enquête préliminaire a débuté le 22 septembre pour le meurtre de son ex-petite amie Daphné Boudreault, assassinée le 22 mars dernier, est aussi décrit comme un homme avec d'importants problèmes de santé mentale. Il aurait à quelques reprises atteint un « point de non-retour » et « pété un câble ». L'avocate Marie-Ève D'Anjou avait annoncé que la défense de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux était envisagée.

Publicité

Prévenir en analysant les fémicides et en criminalisant le contrôle coercitif

En raison des pertes de contrôle et de l'agressivité de son ex, Daphné Boudreault avait signifié aux policiers qu'elle craignait pour sa vie. Simon Lapierre souligne qu'il est essentiel de croire les femmes lorsqu'elles expriment des craintes pour leur sécurité.

Il constate que, si les policiers prennent généralement les crimes au sérieux, il y a un manque de compréhension quant à ce qu'engendre la violence conjugale. « Pour comprendre la violence conjugale et le risque pour les femmes d'être tuées par un conjoint ou un ex-conjoint, il faut s'intéresser au pattern de contrôle qui est installé par l'homme pour dominer sa conjointe et la priver de liberté. Ce pattern est le résultat d'une combinaison d'actes d'agression (physique et/ou sexuelle) et de comportements qui pourraient ne pas être considérés comme des crimes ou même comme des actes de violence (regards, insultes, dénigrement, etc.). C'est ce qu'on appelle le "contrôle coercitif"», explique-t-il.

Il donne l'exemple d'une femme vivant depuis plusieurs années dans une relation de contrôle coercitif, où un simple regard est suffisant pour la terroriser. Au Québec, ce n'est pas criminel, ce type d'emprise, alors que ce l'est au Royaume-Uni, indique Simon Lapierre, jugeant ce développement prometteur.

Le professeur à l'Université d'Ottawa critique aussi le Québec, qui tarde à mettre en place des mécanismes utilisés par plusieurs autres provinces et pays, les « death/homicide review committees », qui examinent systématiquement les situations où une femme a été tuée par son conjoint ou son ex-conjoint. De tels comités permettent de documenter chacun des cas et de revoir les failles dans les interventions du corps policier ou de tout autre corps professionnel.

« Ultimement, croit Simon Lapierre, la prévention des violences faites aux femmes passe par une plus grande égalité entre les femmes et les hommes. Il faut davantage de sensibilisation et d'éducation. Les hommes doivent notamment comprendre que leur conjointe ne leur appartient pas. » Quand l'excès d'amour est une excuse pour tuer, ce n'est plus l'amour qui est en jeu, mais la responsabilité de chacun de reconnaître qu'il est inadmissible de trouver romantique toute agression.