Club Maté hackers

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Comment un soda allemand est devenu la boisson fétiche des hackers

Après avoir conquis l'univers des raves et des conventions de hackers, le Club Maté est devenu un phénomène mondial.

Seize ans après sa première gorgée, Jens Ohlig se rappelle de la première fois où il a goûté au Club Maté comme si c'était hier.

C'était en 1998. Ohlig était alors un jeune développeur d'une vingtaine d'années, et assistait à une convention de hackers hébergée par le Chaos Computer Club, à Cologne. Il décrit le soda pétillant, légèrement caféiné, comme un enchantement balayant d'un revers de main tous les délices liquides qu'il avait pu boire dans son existence. Une boisson magique dont les hackers du CCC étaient les gardiens.

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« Ils avaient apporté leur potion magique avec eux, et avaient évangélisé la moitié des participants », explique Ohlig. Le soda est aromatisé à l'aide d'un extrait de yerba mate, une plante caféinée venant de l'Amérique du Sud subtropicale. « La première fois, ça ressemble à de l'urine de cheval filtrée dans du foin, » ajoute Ohlig. Mais la deuxième fois, c'est délicieux.

La deuxième fois, c'est surtout très stimulant. Grâce au logo de Club Maté, un gaucho assorti du slogan bien senti de « On s'habitue au goût », l'addiction n'est pas longue à venir.

Aujourd'hui, Club Maté est à la base du régime alimentaire d'Ohlig. L'ingénieur de Wikimedia, qui habite à Berlin, boit entre trois et quatre bouteilles de 50cl de Club Maté tous les jours. « Quand ça ne va pas, j'en bois 10 bouteilles par jour », dit-il, « Mais ce n'est pas raisonnable ».

Ohlig est loin d'être le seul converti au Club Maté qui ait adopté des habitudes de consommation assez hardcore. Le soda est devenu une ressource de base pour quiconque habite à Berlin et participe à des conventions de hackers, traine dans des clubs, écoute de la dance et est intéressé par la technologie, ce qui correspond peu ou prou à 100% des Berlinois de moins de quarante ans.

La boisson doit sa popularité à sa fonction, stimuler, mais aussi à sa saveur. Il fournit un apport en caféine moins abrupt et plus durable que le café, et évite le pic de sucre provoqué par les boissons énergisantes comme Red Bull ou Monster. Elle est piquante et acidulée au début et délicatement végétale après quelque temps en bouche : une sensation familière pour quiconque a déjà goûté du yerba maté sous forme d'infusion.

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Lors d'une visite au siège de SoundCloud en août, Emma Rugg, chargée de relations presse, m'a assuré que toute compagnie tech qui se respecte possède un réfrigérateur rempli de bouteilles de Club Maté. C'est comme ça, c'est la pratique. SoundCloud est d'ailleurs au centre de l'écosystème des entreprises tech nées à Berlin et se voit comme un leader commercial, mais également comme un faiseur de tendances. Une bonne réserve de Club Maté est essentielle pour conserver une bonne productivité et un moral au top, déclare Rugg.

« Quand nos stocks s'épuisent, dit-elle, c'est un gros problème. »

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Les premières caisses de Club Maté sont arrivées à Hambourg et à Berlin au début des années 1990. Pendant dix ans, la boisson a été consommée presque exclusivement par des hackers aux conventions du CCC. Progressivement, les fêtards du samedi ont adopté la boisson et en ont fait leur carburant favori afin de tenir le coup en rave. Rester éveillé pendant des heures et des heures est une composante essentielle de la culture hacker comme de la culture rave et, comme le dit Ohlig, « le Club Maté est l'une des rares options légales à disposition ».

Vingt ans plus tard, en 2014, les bouteilles de Club Maté (prononcé klob mah-tuh en allemand) s'agitent dans les mains de tous les jeunes cool de la capitale allemande. La boisson est désormais distribuée dans le monde entier (40 pays précisément), du Kazakhstan au Chili.

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Cependant, si vous n'aviez jamais entendu parler du Club Maté jusqu'à aujourd'hui, vous êtes pardonné. Brauerei Loscher, la petite brasserie bavaroise qui produit la boisson, a choisi de s'appuyer sur le bouche-à-oreille et les distributeurs indépendants plutôt que sur le marketing de masse. Vous ne trouverez pas de Club Maté dans le Corcoran's le plus proche ou au Carrefour Market. Pendant des années, il n'y avait qu'un seul point de distribution aux États-Unis – à New York précisément – et ce n'est que très récemment qu'un nouveau détaillant est apparu à San Francisco afin de répondre à la demande des boites de la Silicon Valley.

John Barclay a eu bien du mal à se procure la fameuse ambroisie du hacker. Après avoir dégusté du Club Maté dans un club de Berlin devant les encouragements d'un ami (on le mélange fréquemment à la vodka ou au rhum), il s'est converti immédiatement et à tenter de s'en procurer aux États-Unis. Après de heures de route jusqu'à Applebee, à New York, il a enfin pu s'en procurer une caisse. Bientôt, son établissement, le Brooklyn Bossa Nova Civic Club, devenait le premier bar américain à proposer du Club Maté.

« Nous vendons du Club Maté parce que nous pensons qu'il permet d'entretenir une relation métaphysique avec la musique techno », explique Barclay. « Il y a une sorte de lien cosmique entre ce breuvage et les technologies numériques ».

La boisson a eu un succès fou au Bossa Nova. Barclay affirme que ses clients descendent « une fourgonnette de Club Maté à la quinzaine ».

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Le Club Maté n'est certes pas devenu le soda n°1 dans le monde, mais là où il s'est implanté, il a trouvé des consommateurs fidèles.

« Tous mes employés s'enfilent des litres de Club Maté, » explique Danielle Hulton, propriétaire d'Ada's Technical Books à Seattle. Hulton a commencé à commander la boisson en 2010 à son retour d'une conférence aux Pays-Bas, Hacking At Random. Ses employés ont tous été familiarisés avec le soda en bossant dans la librairie. Chez les clients aussi, ça a été un véritable succès.

« Sur le dernier trimestre, c'est le deuxième produit le plus vendu dans notre magasin », explique Hulton. Mais il est pénible à transporter et les coûts sont en hausse : elle a donc décidé de concocter son propre soda à base de maté.

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Quand on connaît la popularité du Club Maté aujourd'hui, on peut s'étonner que la production du breuvage soit toujours confinée à une modeste brasserie familiale. Au moindre problème, c'est l'approvisionnement mondial en Club Maté qui en est affecté. Or, c'est exactement ce qui s'est passé en 2011, une année noire que les Berlinois évoquent parfois en tremblant : l'année de la Matépocalypse.

En 2010, le Parti Pirate Allemand entrait dans sa deuxième phase de croissance politique à la suite d'une série de victoires électorales parlementaires. La Chambre des Représentants de Berlin fut soudainement remplie de jeunes nerds aux dents longues, dont la première initiative fut de faire livrer des distributeurs automatiques de Club Maté dans le bâtiment.

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« Ils passaient des heures à parler politique devant les distributeurs », explique Ohlig.

C'est ainsi que la boisson culture a soudain suscité un intérêt national. Tout est allé très vite. La demande a explosé, prenant Losher par surprise. La brasserie était incapable de produire suffisamment de Club Maté pour honorer toutes ses commandes, et rapidement les stocks se sont épuisés. Pendant plusieurs mois le Club Maté s'est raréfié, au grand désespoir des Berlinois.

« Les gens étaient prêts à tout pour en dénicher et employaient des méthodes qui rappellent l'époque de la Prohibition, explique Ohlig. » « J'ai dû téléphoner à des tas de fournisseurs afin de pouvoir acheter une caisse. »

La brasserie a dû attendre 2012 pour sortir de la crise. Le brasseur, Marcus Loscher, est peu loquace à ce sujet. Mais il assure qu'il n'y aura jamais, au grand jamais, une seconde Matépocalypse. Cette fois-ci, il est prêt. De toute façon, lui aussi ne parviendrait jamais à vivre sans sa dose quotidienne de Club Maté.

« Même en vacances, j'emporte un stock de bouteilles », écrit Loscher par email. « Une journée sans Club Maté est une journée perdue. »

En revanche, il n'a pas voulu fournir de réponse claire quand je lui ai demandé si une consommation importante de Club Maté pouvait avoir des conséquences sur la santé.

Dans plusieurs pays occidentaux (dont les États-Unis et la France), les boissons énergétiques telles que le Red Bull et le Monster sont hélas associées à des visites aux urgences quand elles sont consommées en excès, notamment chez les adolescents. Une enquête du New York Times de novembre 2012 a montré que 5-hour Energy (une boisson énergisante américaine) était mentionnée dans près de 90 documents déposés auprès de la Food and Drug Administration, dont un tiers évoquait des « blessures graves ou mortelles comme des crises cardiaques, des convulsions et dans un cas, un avortement spontané. » Treize des cas cités se sont conclus par un décès. La FDA étudie maintenant de très près les effets des boissons énergisantes sur la santé.

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Club Maté contient 100mg de caféine par bouteille d'un demi-litre, c'est-à-dire l'équivalent d'une grosse tasse de café. En comparaison, Red Bull contient 80mg de caféine par canette de 250ml. Il faut également préciser que la caféine du Club Maté est le produit de la yerba maté, qui contient des polyphénols ; ceux-ci sont connus pour aider à soulager les allergies, réduire le risque de diabète et donner un coup de fouet au système immunitaire.

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Un demi-litre de Club-Mate a miraculeusement glissé dans mon estomac sur le trajet de mon bureau à Meta Mate, le seul et unique bar à yerba maté de Berlin ; j'y ai rencontré Ohlig afin de déguster un échantillon de sodas à base de maté savamment sélectionnés par un professionnel.

La quantité et la variété des marques de sodas allemands à base de maté sont stupéfiantes, même si la demande en infusion traditionnelle de yerba maté est restée, elle, relativement basse. Le succès du Club Maté a stimulé l'activité des brasseurs, petits et gros, dont un collectif indépendant d'Hambourg (1337Mate) et la chaîne de supermarchés allemande Bio. Les différents produits varient légèrement en teinte, texture, saveur, et intensité ; de même, on voit plus volontiers des hérissons et des geckos sur leurs étiquettes plutôt que des gauchos. Mais au bout du compte, ils sont toujours associés et subordonnés au Club Maté.

« À Berlin, on commence à voir apparaître des gens qui ne boivent plus de Club Maté parce qu'ils trouvent ça trop mainstream, » explique Ohlig. « C'est en quelque sorte le Starbucks des sodas au maté. »

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Meta Mate est un espace souterrain caché sous un immeuble de Prenzlauer Berg, un quartier gentrifié de l'ancien Berlin-Est. Sa pièce principale expose de nombreux produits à base de maté dont des chocolats, des savons et du mier, un mélange de soda et de bière.

« On se fait appeler les hackers au maté », explique Krithika DoCanto, qui tient un bar avec son époux. Elle nous a amené une demi-douzaine de matés différents.

Il serait légitime de traiter Ohlig « d'expert en sodas au maté » dans la mesure où ses amis et lui ont publié un ouvrage sur le sujet, Hacker Brause, en 2011. Notre petite réunion au Meta avait d'autant plus de sens que, en plus d'être le seul établissement de son genre à Berlin, nous étions au cœur du quartier où l'histoire du Club Maté a commencé.

Selon Ohlig, Loscher Brewery est tombé sur la recette de la boisson par pur accident. Celle-ci est passée de mains en mains dès 1924, date à laquelle la recette a été fixée. Enfin, la famille Loscher en a acquis la propriété en 1994.

Avant la chute du mur en 1989, Prenzlauer Berg était un trou à rats de Berlin-Est contrôlé par les Soviétiques, dont le paysage comprenait essentiellement des entrepôts abandonnés et des usines. Quand le mur est tombé, les résidents ont fui vers l'ouest, laissant dans leur sillage une ville abandonnée – un « terrain de jeu vide », selon Ohlig. Le quartier est alors devenu le refuge des squatters et des artistes sans le sou. Ohlig se rappelle qu'à l'époque, on voyait régulièrement des jeunes casse-cous émerger des entrailles d'un bâtiment abandonné, nettoyer les décombres, installer un système de sonorisation, accrocher un panneau sur la porte d'entrée et s'approprier l'espace afin d'en faire une boite techno.

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« Ici, on dit que les squatters ont besoin de trois choses », explique Ohlig. « Du charbon pour l'hiver, du plâtre pour rénover, et de la bière pour faire la fête. »

Au cours des années tumultueuses qui ont suivi la réunification, un marchand a pris l'habitude de circuler en charrette autour de Prenzlauer Berg pour vendre de l'alcool aux clubs. Quand ils ne possédaient pas les licences nécessaires, les gérants devaient se devaient d'être créatifs afin de s'approvisionner. Depuis le toit de l'établissement, ils saluaient l'homme juché sur sa charrette tirée par un âne, puis lui criaient leur commande, notée sur un bout de papier. Plus tard, le marchand a triqué sa charrette contre un camion dans lequel il transportait l'ensemble de son offre. Or, une nuit, un patron de bar lui a fait une demande spéciale : une curieuse boisson à base de maté originaire de son village bavarois natal.

« Le distributeur l'a donc ajouté à la commande, et le futur Club Maté a traversé le toit, faisant son entrée dans la Loscher Brewery pour la première fois, » explique Ohlig.

Ohlig estime que le succès de la boisson est étroitement lié à l'émergence de la musique électronique et à la naissance d'Internet. Ces trois phénomènes forment une sorte de tryptique culturel qui ne s'est jamais dissocié depuis. Après que le succès du Club Maté ait accompagné l'essor des hackathons transnationaux, il est devenu au cours des cinq dernières années l'un des symboles prééminents de la culture hacker. À Meta, je demande à Ohlig de nommer comment il se stimulait avant de découvrir le Club Maté. « Je ne me souviens pas vraiment », dit-il. « Mais je pense que nous avons bu beaucoup de Jolt Cola, à l'époque. »

« À l'époque », c'est l'ère pré-1995, l'année où le film Hackers est sorti en salles. Un univers sans Club Maté. Un monde impossible.

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