Comment un avion de chasse soviétique nous a donné Google Maps

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Comment un avion de chasse soviétique nous a donné Google Maps

Après qu'un avion de Korean Air a été abattu par les Soviétiques en 1983, Ronald Reagan a été contraint de partager la technologie GPS avec le monde entier.

Une première version de cet article a été publiée dans War is Boring.

En avril 1978, l'attaque du vol 902 de Korean Air Lines par un avion de chasse Su-15 soviétique a causé la mort de 2 passagers, en épargnant 107 autres. L'incident a alarmé les Forces de défense aériennes soviétiques, non pas parce qu'elles se sentaient coupables d'avoir abattu un avion civil, mais parce que ce dernier avait pénétré très loin dans l'espace aérien soviétique avant d'être intercepté.

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Cinq ans plus tard, une deuxième altercation entre un Su-15 et un avion de ligne coréen a entraîné des pertes humaines considérables. Il apparaîtra plus tard que cet événement aura constitué l'un des tournants de la Guerre Froide, et qu'il aura poussé le président américain Ronald Reagan à partager un système de géo-positionnement par satellite avec la société civile en raison des erreurs de navigation ahurissantes qui ont conduit à la tragédie. Ce système, c'est le GPS.

Aujourd'hui, cette technologie est à la disposition de tous, et pas seulement des compagnies aériennes. Toutes les applications de votre smartphone possédant une fonction navigation, de Google Maps à Waze en passant par Uber, doivent leur existence au zèle des forces aériennes soviétiques. Mais avant cela, le GPS était réservé à une utilisation militaire aux États-Unis.

Voici toute l'histoire.

Le 30 août 1983, le vol KAL 007 à destination de Séoul a quitté l'aéroport international John F. Kennedy de New York avec 269 passagers à son bord. Le 747 a fait une escale à Anchorage, en Alaska, afin de se ravitailler, et à cette occasion l'équipage a été informé que l'une des systèmes de détection radio des balises de navigation de l'ordinateur de vol était en panne.

L'équipage était censé remplacer l'ordinateur par un système de navigation inertielle basé sur un gyroscope, mais pour une raison quelconque, cela n'a pas été fait. Ainsi, lorsque l'avion a raté une balise, le pilote automatique est resté fixé sur son cap, le conduisant à des centaines de kilomètres de sa destination, près de la péninsule du Kamtchatka qui servait alors de base aux forces nucléaires russes.

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Les tensions de la Guerre Froide ont culminé cette année-là. Un avion de reconnaissance américain RC-135 avait fouiné à la frontière de l'espace aérien du Kamtchatka quelques heures auparavant, et lorsque les radars ont détecté le jumbo jet en approche, les Forces de défense aériennes soviétiques (PVO) ont envoyé quatre intercepteurs MiG-23 droit sur l'intrus.

Cependant, les vents violents avaient mis hors d'usage plusieurs radars de défense au sol dans la région. Or, sans une couverture radar complète, les avions de chasse soviétiques étaient incapables de localiser leur cible. Les MiG-23s sont donc retournés à la base, à court de carburant. À l'époque, à cause d'une politique de limitation de la charge de carburant sur les avions, mise en place après que le transfuge soviétique Victor Belenko ait fui vers le Japon à bord d'un MiG-25 en 1975, l'autonomie énergétique de ce type d'avion militaire était extrêmement limitée.

C'est ainsi qu'en pleine Guerre Froide, un gros porteur coréen volant à haute altitude en ligne droite, sans esquisser la moindre manœuvre d'évitement, a réussi à confondre le système de défense aérienne soviétique et à traverser la péninsule du Kamtchatka avant de retrouver l'espace aérien international. Les commandants de la Voyska PVO, la force de défense aérienne russe, étaient fous de rage.

Des transcriptions déclassifiées de la conversation entre le général Valery Kamensky, commandant du district Est du PVO, et son subordonné Kornoukov Anatoly révèlent que Kamensky était prêt à abattre l'avion fautif dans l'espace aérien international après confirmation qu'il ne s'agissait pas d'un avion civil. Kornoukov, lui, a estimé que l'intrus était à coup sûr un avion espion et a préconisé de l'attaquer le plus vite possible.

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Malheureusement, la trajectoire en ligne droite du vol 007 l'a de nouveau conduit dans l'espace aérien soviétique lorsqu'il a survolé les îles Sakhaline. La PVO a alors lancé une nouvelle vague de trois Su-15 et d'un MiG-23 afin d'intercepter l'intrus. Les transcriptions de communications radio révèlent que vers 6h12 UTC, les combattants soviétiques sont entrés en contact visuel avec le vol 007 et ont commencé à déverrouiller les missiles.

Des années plus tard, le pilote soviétique Genadi Osipovich se souvient avoir vu les feux du 747 et la rangée de fenêtres éclairées le long de l'habitacle. « Je savais que c'était un avion civil, » admet-il lors d'une interview pour Izvestia, « mais il est facile de transformer un avion civil pour un usage militaire. »

En effet, le Boeing 747 était fréquemment utilisé par les Américains comme avion de reconnaissance. Cependant, il n'avait pas vocation à faire de l'espionnage, à cause de son profil bossu caractéristique.

Dans tous les cas Genadi n'a pas dit à ses commandants qu'il avait intercepté un avion de ligne, et en retour, ces derniers se sont bien gardés de demander l'ID de l'avion. On lui a ordonné de tirer plusieurs salves d'avertissement avec ses canons. Genadi a tiré plus de 200 obus de 23 millimètres en direction du nez de l'avion, mais les détonations sont probablement passés inaperçus par l'équipage puisqu'il ne s'agissait pas de munitions traçantes.

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Au même moment, le pilote coréen communiquait par radio avec Tokyo, avertissant la base qu'il s'apprêtait à gagner en altitude afin d'économiser du carburant. À aucun moment il n'a mentionné les combattants russes. Les Soviétiques ont vu là une manœuvre évasive, qui a été considérée par les commandants comme une sorte de preuve de la fonction réelle de l'avion de ligne.

Parce que le vol 007 s'apprêtait de nouveau à sortir de l'espace aérien soviétique, la PVO a demandé à Osipovich de « détruire la cible. » Comme Kamensky avant lui, Osipovich était trop près de l'avion pour utiliser ses missiles. Il a donc utilisé ses canons en matière d'avertissement, a plongé à 1500 mètre en-dessous de la cible, a mis son avion sur le dos et a tiré des missiles vers le ciel.

Deux missiles R-98, une variante des R-8, ont filé à la verticale en direction du Boeing. L'un des missiles a explosé à 50 mètres de la queue de l'avion. L'explosion a détruit les câbles des stabilisateurs, a mis hors d'usage l'un des quatre turboréacteurs ainsi que le circuit hydraulique de l'engin.

Shrapnel a également creusé un trou de 60 centimètres dans le fuselage, ce qui a provoqué la dépressurisation immédiate de l'avion. Le deuxième missile a probablement manqué sa cible.

Une fois les stabilisateurs endommagés, le 007 a été contraint de prendre de l'altitude. L'équipage a alors signalé les dommages à Tokyo, et a réussi à maintenir l'avion en l'air pendant une douzaine de minutes avant qu'il ne plonge dans la mer du Japon, à proximité de l'île Moneron.

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Les communications soviétiques ont été interceptées par un poste d'écoute situé à Wakkanai au Japon. Photo : 100yen/Wikimedia Commons

Moscou a d'abord nié toute implication dans l'affaire. Cependant, Reagan a décidé de publier les transcriptions des communications radio entre les pilotes soviétiques et les contrôleurs au sol – des communications interceptées par l'armée américaine, une capacité qu'elle avait gardée secrète jusque-là – afin d'embarrasser les Soviétiques.

Moscou a finalement admis avoir abattu l'avion. Malgré tout, les rapports soviétiques contenaient toujours myriades de « petits mensonges » destinés à arrondir les angles, comme l'admettra plus tard le major Osipovich.

Pendant ce temps-là, Reagan, ravi, a utilisé l'incident afin de fortifier le sentiment antisoviétique à l'échelle internationale, ce qui a conduit à une vague de représailles diplomatiques au sein même des Nations Unies et au déploiement de missiles nucléaires Pershing II en Allemagne de l'Ouest. Peu de temps après, les flottes de secours soviétiques et occidentales s'affrontaient dans la mer du Japon en tentant de découvrir les survivants, l'épave, et la boite noire.

À la fin du mois, les Soviétiques avaient trouvé plus de 200 chaussures et autres bagages de passagers du vol 007. Peu de restes humains ont été repêchés.

L'Union soviétique n'a jamais présenté officiellement ses excuses pour avoir abattu le Boeing, et a toujours maintenu qu'il s'agissait d'un avion espion. (Cinq ans plus tard, les États-Unis refusaient de présenter des excuses officielles après que le croiseur américain USS Vincennes ait abattu par erreur le vol 655 iranien au-dessus du golfe Persique, tuant les 290 passagers.)

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Pendant des années, l'incident a généré de nombreuses théories du complot imputant la trajectoire de vol aberrante de l'avion de ligne à un complot machiavélique de la CIA. Peu de temps après la chute de l'Union soviétique, le gouvernement russe a révélé qu'il avait secrètement situé l'épave du vol 007 sept semaines après l'incident, et avait récupéré la boîte noire.

Parce que l'enregistreur de vol a échoué à corroborer les affirmations soviétiques, Moscou a néanmoins maintenu sa fausse mission de sauvetage afin de donner l'impression que les Russes ne connaissaient pas l'emplacement de l'épave.

La Russie a finalement partagé la boîte noire avec la communauté internationale en 1992. L'enregistrement a révélé qu'avant les tirs de missiles, l'équipage sud-coréen travaillait dans une ambiance détendue, ignorant complètement le péril mortel qui planait au-dessus de sa tête. Il montre également que l'avion a probablement été touché alors qu'il était dans l'espace aérien international.

La tragédie du vol 007 a contribué à établir des protocoles de sécurité impliquant des radars militaires longue portée afin de gérer le trafic aérien civil en limitant le risque et l'incertitude. Trois ans plus tard, Moscou et Washington ont convenu d'un système de régulation du trafic aérien commun. Et à peine deux semaines après l'accident, Reagan a annoncé qu'il confiait la technologie GPS aux organisations civiles.

Bien sûr, le GPS aurait bien fini par être utilisé pour des applications civiles un jour ou l'autre. Mais la catastrophe de vol 007 a été le catalyseur qui aura facilité son adoption, et provoqué immédiatement un formidable bond technologique aux États-Unis et dans le monde. La prochaine fois que vous errerez dans les rues d'une grande ville en cherchant le bar où l'on vous a donné rendez-vous, dites-vous que si Google Maps peut vous aider à trouver votre chemin, c'est parce que les Russes ont le missile facile.