Le mystère de "la matière manquante" commence à s'éclaircir
Illustration : Ronan Berlese pour Motherboard

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Le mystère de "la matière manquante" commence à s'éclaircir

Ou comment deux équipes d'astronomes ont détecté pour la première fois les énormes filaments de gaz dans lesquels se cache une bonne partie de la "matière ordinaire" de l'Univers.

La matière telle que nous la connaissons est constituée de particules appelées baryons. Vous connaissez sans doute leurs deux plus grands représentants, les protons et les neutrons : ces briques infiniment petites s'assemblent pour former votre corps, l'oxygène que vous respirez, le système solaire et tout ce que le cosmos compte d'objets observables. On pourrait parler de matière ordinaire, mais les scientifiques préfèrent parler de matière baryonique. Elle est partout - et pourtant, elle ne représente que 4,9% de la masse-énergie de l'Univers.

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La matière baryonique cohabite avec deux voisines théoriques, l'énergie sombre et la matière noire. La première, qui est généralement tenue pour responsable de l'accélération de l'expansion de l'Univers, représenterait plus de 68% de ce dernier. Les preuves de son existence sont variées mais indirectes. La seconde est invisible car non-lumineuse, composée de particules non-identifiées et ne peut être détectée que par l'effet gravitationnel qu'elle semble avoir sur la matière ordinaire. Elle occuperait presque 27% du cosmos. En d'autres termes, la nature de 95% de l'Univers nous échappe.

Ça vous angoisse ? Ce n'est pas fini. Bien souvent, ces chiffres sont présentés aux côtés d'un autre pourcentage vertigineux : entre 50% et 90% des 4,9% de la matière ordinaire de l'Univers seraient introuvables. Tout comme le ratio énergie sombre-matière baryonique-matière noire, cette proportion a été fixée dans les années 2000 grâce à l'étude du fond diffus cosmologique. Ce "rayonnement fossile" issu du Big Bang est faible, froid et il baigne l'Univers tout entier ; de fait, ses variations de température et d'intensité ont beaucoup à dire sur les premiers moments du cosmos, mais aussi sur son contenu actuel.

Contactés par Motherboard, les astrophysiciens Nabila Aghanim et Marian Doupsis expliquent : "En comparant la somme des baryons observés et la fraction donnée par le fond diffus cosmologique, on s'est aperçu qu'une grande partie était manquante. Le chiffre lui même est encore discuté." Autrement dit, les chiffres tirés de l'analyse du fond diffus cosmologique ne cadraient pas du tout avec les estimations des cosmologistes concernant la quantité de matière ordinaire présente dans l'Univers. La quête des baryons invisibles pouvait commencer.

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Plusieurs théories ont été imaginées pour situer la matière ordinaire manquante. À la fin des années 2000, l'une des plus en vogues supposait qu'elle était cachée au sein même des galaxies sous forme de gaz trop froid pour être détectable. À partir du début des années 2010, cette hypothèse dite du "dark gas" a été délaissée au profit de celle du WHIM, le "Warm–hot intergalactic medium" ou "milieu intergalactique chaud", un réseau de filaments de gaz supposé s'étendre de galaxie en galaxie. Pour ses défenseurs, c'est dans ce monstre que se cachent 50% à 90% des baryons de l'Univers.

Des simulations informatiques conçues pour étudier les interactions entre matière ordinaire et matière noire ont prédit l'existence du WHIM dès les années 90. En 2004, l'astronome Robert Braun et l'astrophysicien Robert Thilker ont été les premiers à repérer un "pont" d'hydrogène entre deux galaxies. Malheureusement, le signal détecté était si faible qu'il n'a pas retenu l'attention de leurs confrères. Beaucoup d'autres études ont tenté de prouver l'existence du milieu intergalactique chaud depuis, sans grand succès : le WHIM semblait trop diffus et trop froid pour être repéré. Ce problème vient finalement d'être contourné.

À la fin du mois de septembre dernier, deux équipes de chercheurs ont annoncé qu'elles étaient parvenues à détecter le WHIM pour de bon. La première est dirigée par Hideki Tanimura, un doctorant en astronomie qui travaille aux côtés de Nabila Aghanim et Marian Doupsis au sein de l'Institut d'astrophysique spatiale de l'université Paris-Sud. La responsable de la seconde, Anna de Graaff, est doctorante en astrophysique à l'université d'Édimbourg. Zeitgeist oblige, ils ont utilisé la même méthode pour observer le WHIM : empiler des données pour faire apparaître l'effet Sunyaev-Zel'dovich. Pas de stress, c'est plutôt facile à comprendre.

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Il arrive que les photons froids du fond diffus cosmologique traversent des nuages de gaz débordants d'électrons chauds. En passant, les photons dérobent de l'énergie aux électrons, ce qui laisse une trace observable dans le fond diffus cosmologique. L'effet Sunyaev Zel'Dovich, c'est ça. L'idée d'Anna de Graaff et Hideki Tanimura était la suivante : si le WHIM existe, ses énormes filaments de gaz chaud reçoivent forcément la visite du rayonnement fossile ; dès lors, il doit être possible de le repérer grâce à l'effet Sunyaev-Zel'Dovich. Un plan malin mais compliqué.

Le WHIM est extrêmement diffus, entre un et dix baryons par mètre carré. C'est trop peu pour permettre aux scientifiques d'observer directement l'effet Sunyaev-Zel'Dovich. Heureusement, les équipes d'Anna de Graaff et Hideki Tanimura ont trouvé un moyen de le faire apparaître plus clairement. D'abord, elles ont sélectionné des paires de galaxies qu'elles supposaient reliées par un filament de baryons en fouillant dans les observations du Sloan Digital Sky Survey, un programme de relevé des objets célestes qui cartographie le ciel depuis 2000. Ensuite, elles sont allées trouver les données du satellite Planck.

Le satellite Planck a été mis en orbite par l'Agence spatiale européenne en 2009. Jusqu'en 2012, il a récolté des informations qui ont permis de dresser une carte précise du fond diffus cosmologique. Ce sont ces informations qui ont permis à Tanimura et de Graaff de mener leur enquête à bien. L'équipe du premier avait sélectionné 260 000 paires de galaxies dans les relevés du Sloan Digital Sky Survey, celle de la seconde plus d'un million. En superposant les signaux captés par le satellite Planck dans les zones séparant ces galaxies, toutes deux sont parvenues à faire apparaître l'effet Sunyaev-Zel'Dovich. Cela signifie que le WHIM est bel et bien là.

Les travaux de Tanimura et de Graaff ont été reçus avec enthousiasme par la communauté scientifique et la presse. Ralph Kraft, astrophysicien au Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics, déclare dans le New Scientist : "Tout le monde savait à peu près que [le WHIM] devait être là, mais c'est la première fois que quelqu'un - deux groupes différents, mêmes - parvient à le détecter de manière définitive." Cela veut-il dire que la quête de la matière ordinaire est terminée ? Pas du tout, affirment Nabila Aghanim et Marian Doupsis.

"Le type de matière accessible par la méthode utilisée et le type d'objets est juste une sélection de l'ensemble des élément de la toile cosmique, expliquent les deux astrophysiciens. Le projet ERC ByoPiC que nous portons site web a justement pour objectif de regarder ensemble de la hiérarchie des structures pour dénombrer le plus complètement possible les baryons manquants. Hideki Tanimura a rejoint l'équipe pour travailler dans ce contexte."

L'enquête ne fait que commencer. Les résultats de Tanimura et de Graaff indiquent que le WHIM ne contient sans doute que 15% à 30% de la matière baryonique manquante.