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Fuir la Turquie d'Erdogan quand tout va mal

Deux futurs réfugiés turcs nous ont expliqué pourquoi ils avaient choisi de partir en France.
Concert contre la politique du gouvernement turc et la violence policière, Kadıköy, Istanbul, juillet 2013 – Glenn Cloarec/VICE

La Turquie moderne, fondée sous l'impulsion de Mustafa Kemal Atatürk en 1923 sur les ruines de l'Empire ottoman, est à l'origine une république démocratique, laïque et unitaire. Depuis sa création, elle s'est rapprochée politiquement de l'Occident en rejoignant des organisations inter-gouvernementales comme l'OTAN, le Conseil de l'Europe ou le G20 et en se portant candidate pour devenir membre de l'Union européenne.

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Néanmoins, depuis l'arrivée au pouvoir du parti islamo-conservateur de la Justice et du développement (l'AKP) en 2002, le pays semble prendre un penchant autoritaire et la religion musulmane devient de plus en plus importante – ce au dépend de la Constitution du pays.
L'élection présidentielle du 10 août dernier – remportée par Recep Tayyip Erdogan, ancien premier-ministre et fondateur de l'AKP – a accéléré cette dérive et aggravé les contradictions avec les piliers fondateurs de la République turque.

Récemment, sa décision de ne pas s'inscrire dans la coalition internationale contre l'organisation État islamique (EI) a provoqué de nombreuses interrogations. L'opposition turque est même allée jusqu'à accuser le gouvernement de soutenir les djihadistes de l'EI.

Ainsi, si l'attitude de la Turquie vis à vis de ses alliés de l'OTAN est ambigüe, elle l'est aussi tout autant à l'encontre d'une partie de sa population – notamment les jeunes diplômés et les chrétiens. Aujourd'hui, certains Turcs craignent pour leur avenir dans un pays qui se renferme de plus en plus sur lui-même et leur indignation concernant le président grandit chaque jour.

Outrés par la politique de leur gouvernement et inquiets pour leur futur, Tarik et Dyugu, deux jeunes Turcs, ont décidé de quitter leur pays pour s'installer en France. Je les ai contactés par téléphone alors qu'ils préparaient leur voyage.

VICE : Quelles sont les répercussions de l'élection d'Erdogan aux présidentielles pour le pays et ses citoyens ?
Tarik et Dyugu : La population turque est fortement divisée sur la victoire d'Erdogan. D'un côté, les conservateurs voient Erdogan comme le précurseur du processus d'émancipation des masses pieuses dans la société. De l'autre, les Turcs plus laïcs et/ou diplômés ont peur du penchant autoritaire et pro-religion du nouveau président. Récemment, après avoir bloqué l'accès à Twitter et Youtube, le gouvernement a prié les femmes de ne pas rire en public – d'après Bulent Arinc, actuel vice-Premier ministre, cela était contraire à la « chasteté ». Naturellement, ces propos ont été accueillis avec dérision – les femmes turques ont inondé Twitter et Instagram en postant des photos d'elles-mêmes en plein fou rire.

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Néanmoins, ce genre de déclaration de la part d'un homme politique n'est pas quelque chose de rare et d'anodin. Les dirigeants semblent décidés à restreindre la liberté de ses citoyens – et surtout celle des jeunes et des femmes. Il y a trois mois, Önder Aytaç – un journaliste turc qui travaille pour l'un des principaux journaux d'opposition – a été condamné à 10 mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel d'Ankara en raison d'un tweet datant de 2012. Le pire, c'est qu'il avait fait une faute de frappe. Aussi, l'an dernier, le pouvoir a été très critiqué pour avoir restreint la vente d'alcool. De façon plus générale, le président Erdogan fausse la justice et remet la religion musulmane au centre de sa politique – ce qui nous fait de plus en plus peur.

Que pensez-vous de l'attitude de la Turquie dans le conflit opposant les Kurdes et l'OTAN aux djihadistes de l'État islamique ?
L'absence de soutien aux combattants kurdes de Kobané en dit long sur la politique d'Erdogan, qui préfère affaiblir le peuple kurde plutôt que combattre les djihadistes. Pour lui, les combattants du PKK sont même plus « dangereux » que l'État islamique. Il est hallucinant que l'armée turque bombarde des positions du PKK et non celles des djihadistes et bloque toute arrivée de renforts et d'aide humanitaire aux Kurdes de Kobané.

En juin 2013, un important mouvement de contestation a vu le jour à Istanbul. Y a-t-il actuellement des manifestations dans le pays ?
Il y a récemment eu d'importantes manifestations prokurdes qui ont fait des dizaines de morts. En revanche, il n'y a plus vraiment de rassemblements semblables à ceux de l'été 2013. Mais après ce qui s'est passé l'année dernière, on se dit qu'il ne faut pas sous-estimer la capacité de révolte et de résistance d'une partie non négligeable de la population. Si la machine économique s'enraye, la jeunesse moderne et laïque redescendra dans la rue.

Avez-vous peur pour le futur de la Turquie ?
Le mélange de bigoterie du gouvernement et de libéralisme économique nous inquiète. Nous souhaitons vraiment que la Turquie rentre dans l'Europe pour que sa population puisse s'émanciper.

Votre départ s'explique par cette peur de l'avenir ? Pourquoi avoir choisi de vous installer en France ?
Oui, la situation peut encore empirer. Nous avons d'abord pensé à l'Allemagne parce que beaucoup de Turcs y immigrent, mais nous avons finalement choisi la France – les immigrés turcs sont mieux vus en France qu'en Allemagne. La principale préoccupation de Dyugu était de finir son master et les visas étudiants français ne sont pas très difficiles à avoir. Nous avons l'impression que l'intégration en France est relativement facile et, en plus, les études ne coûtent pas très chères. De plus, nous avons des attaches en France [les grands-parents de Tarik sont Français, NDLR] et nous parlons français. Nous avons aussi été attirés par l'histoire et la culture du pays et par les valeurs qu'il représente – des valeurs loin de celles de l'AKP.

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