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Le chamanisme Sami, un enjeu politique moderne

​Dans le Grand Nord, au-delà du cercle polaire, sur un territoire qui s'étend sur près de 390 000 km², traversant les frontières entre la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie, vivent les derniers chamans d'Europe. Leurs pratiques magiques...

Cet article vous est présenté par Jour Polaire, diffusé à partir du lundi 28 novembre sur CANAL+. [Cliquez ici.]( http://pubads.g.doubleclick.net/gampad/clk?id=315160725&iu=/16916245/motherboard.vice.com )


Dans le Grand Nord, au-delà du cercle polaire, sur un territoire qui s'étend sur près de 390 000 km², traversant les frontières entre la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie, vivent les derniers chamans d'Europe. Leurs pratiques magiques subsistent désormais à travers les traditions du peuple Sami.

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Si la majeure partie des 140 000 personnes que compte la population des Samis ont été converties au christianisme par des siècles de persécutions religieuses, leurs traditions séculaires se perpétuent encore, et retrouvent récemment de la valeur aux yeux des nouvelles générations. On peut se demander ce que représentent d'aussi vieilles légendes face aux mutations du monde moderne. Et pourtant.

Prenons une histoire comme celles qui ont été retranscrites par Annukka et Samuli Aikio dans leur recueil Girdinoaiddi Bárdni (que l'on peut traduire par "le fils du chaman volant") : un jour, un couple de Samis se transforme volontairement en ours, espérant par la même épargner un peu de travail à leur famille qui aura désormais deux bouches de moins à nourrir. Malheureusement, leurs fils trouvent leur tanière alors qu'ils sont sous leur forme animale, et massacrent leur père. Leur mère, quant à elle, parvient à redevenir humaine à temps, quoique l'un de ses pieds gardera l'apparence d'une patte d'ours.

À première vue, cette histoire ressemble à un simple conte, à une histoire pour enfants. Elle témoigne néanmoins de la culture dans laquelle elle est apparue de manière éloquente. Mais pour qu'elle prenne tout son sens, il faut non seulement la replacer dans le contexte de la religion traditionnelle des Samis, mais aussi au sein du mode de vie de ce peuple singulier, et de son rapport au monde.

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Dans son article intitulé "Animism, personhood and the nature of reality: Sami perspective", l'anthropologue Elina Helander-Renvall s'attache à détailler les spécificités de la vision du monde des Samis. Si leur polythéisme, avec son panthéon de divinités, nous est un concept assez familier, le caractère profondément animiste de leur univers semble un peu plus déconcertant. Pour Helander-Renvall, le concept central de l'animisme des Samis est celui de personne ou d'individu (plus précisément, de personhood). Selon les Samis, les êtres humains, mais aussi les animaux, les esprits et même les lieux sont des personnes à part entière, des individus dotés d'une volonté propre. C'est dans ce sens que l'éleveur et écrivain Sami, Johan Turi, écrivait au début du XXe siècle :

Les terres sont magnifiques quand elles rient. Et quand les gens sont tristes, toutes les terres, toutes les pierres et les arbres pleurent avec eux.

Famille de Samis au début du XXe siècle. Image : Wikimédia

Les Samis étant traditionnellement un peuple semi-nomade dont la principale ressource est l'élevage de rennes, on mesure aisément l'impact d'une telle croyance sur leur mode de vie. Si chaque élément du monde qui les entoure et qu'ils ne cessent d'arpenter est une personne, il convient d'adopter un comportement respectueux. Les terres où vivent les esprits doivent donc être constamment évitées. Certains endroits où les éleveurs et leurs troupeaux stationnent, les livvasadji, sont considérés comme sacrés et il est interdit d'y insulter un homme ou un renne. Les ours, considérés comme les animaux possédant l'âme la plus proche de l'âme humaine, sont l'objet de périphrases pour éviter d'utiliser le mot guovza (ours) qui le rappellerait trop sa nature animale. Au lieu de cela, les Samis peuvent parler de muodda-áddjá, littéralement "grand-père qui porte un manteau de fourrure" ou encore de "gibier sacré".

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Pour les Samis, la possibilité de telles interactions ne signifie pas qu'un humain soit semblable à un animal, à un lieu ou à un esprit. Ces catégories demeurent, malgré tout, distinctes. Ainsi, en langue Sami, le terme "albma-olmmos" existe pour désigner un "véritable humain" alors que les animaux sont désignés par le terme "ealli" qui signifie simplement "vivant".

Image : Staffan Widstrand/imagebank.sweden.se

Néanmoins, ces distinctions peuvent être parfois atténuées par la nécessité, comme en témoigne le récit d'un chasseur rencontré par Helander-Renvall. Celui-ci lui a raconté que, tandis qu'il dormait sous sa tente, une nuit, un loup est soudain apparu et a dormi à ses côtés. Selon lui, ce dernier avait été chassé de sa meute et avait besoin de protection. Il se serait donc fait un peu plus "humain" afin d'assurer sa propre survie.

Si des échanges interspécifiques aussi étroits ne sont pas vraiment la norme, le quotidien des Samis est néanmoins conditionné par cette conviction selon laquelle les espèces peuvent coexister étroitement. Si les précautions de langage à propos du commun des animaux ne sont pas aussi rigoureuses que lorsqu'elles concernent les ours, de multiples subtilités linguistiques existent afin de rendre compte de la variété des contacts que les hommes peuvent avoir avec eux. Helander-Renvall explique ainsi que certains mots ou certaines descriptions ont tendance à rendre les loups plus agressifs et plus dangereux. De la même façon, il convient de parler à voix basse et d'utiliser des périphrases (comme "vouloir manger" plutôt "qu'abattre") pour évoquer ses intentions envers les rennes. Pour les Samis, ces précautions ont des conséquences extrêmement concrètes. Ainsi, un chasseur interviewé par les anthropologues Tero Mustonen et Tina Salin expliquait qu'il avait décidé de ne jamais rencontrer de loup, il était certain de ne jamais en croiser. Pas même lorsqu'il allait chasser dans des zones où ces derniers étaient extrêmement nombreux. "Je savais déjà que je n'aurais jamais besoin des balles. » explique-t-il. « C'était ma décision, il n'y aurait pas de loups en vue."

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Couteaux samis. Image : Wikimédia.

Cette citation illustre particulièrement bien le pragmatisme des Samis. En tant qu'occidentaux, nous sommes tentés d'intellectualiser notre rapport au monde, de faire de la nature un objet d'étude avant tout… Il serait tentant de supposer qu'il en est de même pour les Samis, de penser que leurs règles de vie découlent d'une vision du monde formalisée reposant sur des concepts définis a priori. À l'inverse, Elina Helander-Renvall insiste sur le fait que leurs règles sont issues d'une perception spontanée et immédiate du monde qui les entoure. Il n'y a pas chez eux de distinction entre nature et culture. La chercheuse note d'ailleurs que le mot "culture" n'existe pas en langue Sami et que le mot pour "nature" (luondu) désigne plutôt les aspects intérieurs de la nature (comme l'esprit des personnes non-humaines), et non un environnement physique.

L'anthropologue Timothy Ingold désigne cette approche par le terme "ontologie de l'habitation" : pour les Samis, être au monde, c'est être "dans le monde", dans une habitation commune avec les autres créatures qui le peuplent. Chaque geste de la vie quotidienne est alors conditionné par ce système où l'homme est à la fois observateur et créature observée. Tout événement peut alors être interprété comme une réaction des multiples habitants du monde à un acte qui l'a précédé.

Face à la complexité des rapports entre les Samis et les animaux, esprits et lieux, il arrive que la simple intuition ne suffise pas pour déterminer comment se comporter de manière adéquate face aux autres créatures. C'est là qu'intervient le noaidi, le chaman, dont la place est centrale dans la société Sami. Il est capable de communiquer clairement et directement avec les âmes des autres habitants, (animaux, lieux ou esprits). Dès lors, il peut comprendre le sens et les raisons des choses, et convaincre les esprits d'agir favorablement envers les humains.

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Île de Ukonkivi, lieu de sacrifice sacré pour les Samis. Image : Wikimédia.

Outre le chant traditionnel joik, c'est avant tout le tambour du chaman, le goavddis, qui occupe la plus grande place dans les rituels samis. En premier lieu, le rythme répétitif du tambour est censé aider le chaman à atteindre la transe lui permettant de communiquer avec les esprits. Et même si on considère l'hypothèse de l'historien des religions Rune Blix Hagen, pour qui les chamans samis n'avaient traditionnellement pas recours à la transe (celle-ci étant une interprétation des missionnaires recueillant les témoignages des chamans lors des procès en sorcellerie), il n'en reste pas moins que le rythme du tambour est essentiel à la cérémonie. Enfin, le tambour en tant qu'objet a une importance capitale.

De forme ovale, il est décoré de divers symboles, et possède un sens à la fois religieux et profane. Dans les rituels de divination, un petit objet (un bout de bois ou d'os taillé, parfois un anneau de laiton ou d'argent) est jeté sur la peau du tambour. Le chaman interprète ensuite la position de l'anneau relativement aux différents symboles.

Tambour sami avec un symbole solaire en son centre. Image : Wikimédia.

La fonction la plus essentielle du tambour est de représenter à la fois une porte vers le monde des âmes, et une carte de celui-ci. On peut regrouper les tambours et les symboles qui les ornent en deux catégories distinctes. Dans la première, les décorations de la peau du tambour sont organisées suivant une logique héliocentrique autour de la figure central du dieu solaire, Paivo. Dans l'autre, ces décorations sont au contraire regroupées en trois parties bien distinctes. La première correspond aux Cieux et inclue les symboles représentant des aurores boréales, la voie lactée ou les divinités et esprits supérieurs. La deuxième représente le monde physique et les esprits qui le peuplent, en mettant en scène des figures liées à la chasse et à la pêche. Enfin, la troisième partie dépeint le monde souterrain, le Jabma-Aimo, où réside Rota, le dieu de la maladie et de la mort auquel le noaidi doit faire des sacrifices en cas de maladie. Autour du tambour, on trouve des figures évoquant la vie du peuple Sami tout au long du cycle immuable des saisons. Outre cette classification rigoureuse, chaque tambour est unique puisqu'il représente l'interprétation personnelle de son propriétaire, le chaman, de l'univers. En cela, il fait office de texte sacré et d'atlas mystique propre à chaque chaman. Grâce à lui, le chaman peut voyager dans le monde des morts pour retrouver les parts brisées ou perdues de l'âme d'un malade.

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Diagramme représentant les trois divisions du monde dans les croyances samies. Source : Mulk & Bayliss-Smith 2006: 96

Pour comprendre pourquoi ces traditions retrouvent les faveurs des jeunes générations, il faut savoir que le renouveau de la pratique chamanique s'appuie sur une utilisation profane de tambours traditionnels. Ainsi, la chanteuse Sami norvégienne Mari Boine a mélangé le tambour et le chant Sami à des influences jazz et rock. Derrière ce retour aux traditions, se cache un double impératif historique et politique.

Premièrement, il s'agit de réparer les dommages produits par des siècles de persécutions contre le mode de vie Sami. Pendant le Moyen-Âge, les relations entre le peuple Sami et ses voisins, notamment suédois, étaient basés sur le commerce ; les Samis pouvaient non seulement offrir le produit de leur exploitation du minerai d'argent, mais également leur connaissance approfondie des territoires du grand Nord. Ce n'est qu'à partir du XVIe siècle, lorsque le roi de Suède Gustav Vasa décida d'asseoir son autorité sur le Nord et de taxer les populations, que les relations entre la Suède et le peuple Sami commencèrent à suivre une logique colonisatrice. Dès lors, les autorités suédoises vont encourager la transition économique du territoire vers l'agriculture. Les Samis souhaitant conserver leur mode de vie traditionnel, basé sur l'élevage de rennes, ils vont alors être considérés comme des obstacles au développement. En conséquence, des politiques racistes seront régulièrement mises en place tout des XVIII et XIXe siècles. Cette répression de l'identité samie s'inscrit en outre dans la continuité de persécutions religieuses et de procès pour sorcellerie instruits au cours du XVIIe siècle contre des chamans samis. Paradoxalement, ces mêmes procès ont permis de conserver des connaissances précieuses sur les traditions Sami, puisque les procureurs ont pris soin d'observer le chaman accusé lors de son rite et de noter toutes les variations de son comportement.

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Sami shaman avec un tambour magique. Insert de cuivre par G. von Loder à Florence d'après les «dessins vivants» du prêtre et linguiste Knud Leem, 1767. Image : Wikimédia.

Deuxièmement, il s'agit d'utiliser la représentation occidentale des traditions chamaniques et des croyances animistes pour en faire des armes dans l'arène politique. Dans leur article « Mobilization of imaginaries to build Nordic Indigenous natures », les anthropologues Simon Maraud et Sylvain Guyot montrent que les Samis jouent sur l'imaginaire colonial et en particulier sur la figure du "sauvage en communion avec la nature" pour gagner une forme de légitimité en tant que protecteurs et responsables de l'environnement dans le Grand Nord. On a ainsi vu des manifestants samis, lors de la COP 21 à Paris, arborer des pancartes "we speak to Earth". Si les actions des samis ne se limitent bien sûr pas à ces initiatives, c'est en partie cette réappropriation de l'imaginaire colonial qui leur a permis d'être admis au conseil d'administration de l'UNESCO World Heritage Site of Laponia.

C'est là le plus grand exploit de la renaissance de la culture samie. Depuis 1968 et le succès du best-seller de Carlos Castaneda, L'Herbe du Diable et la Petite Fumée (paru en 1968 aux USA sous le titre The Teachings of Don Juan), la figure du chaman a été assimilée et digérée par la culture populaire occidentale au point d'être réduite à un agrégat de clichés vaguement new-age sur le rapport à la nature, l'utilisation de psychotropes, les rites initiatiques, etc. Cette vision du chaman, déjà entachée par les doutes sur la véracité des écrits de Castaneda (à commencer par l'existence même de Don Juan, le chaman censé avoir initié l'auteur) s'avère encore plus problématique lorsqu'elle contribue à gommer les différences entre les différentes cultures pour les regrouper sous la bannière d'un exotisme relevant d'un imaginaire colonial des plus surannés.

Chamans représentant les Samis de Norvège et de Sibérie et les Inuits d'Alaska. Image : Wikimédia.

En profitant des stéréotypes que cet imaginaire véhicule tout en s'appuyant sur leurs traditions pour faire évoluer leur culture, les Samis ont finalement su retrouver une forme de souveraineté dont ils étaient privés depuis des siècles. On comprend alors très bien pourquoi des histoires en apparence innocentes d'humains transformés en ours peuvent prendre une telle importance. Pour citer un poème de 1994 de l'artiste et chaman Sami Nils-Aslak Valkeapää :

"Nous vivons ici génération après génération […] quand ils viendront, ils trouveront cette terre, nous, et nous sommes les pierres, les plantes, les animaux, les poissons, l'eau, le vent, la Terre, le ciel…"


Cet article vous est présenté par Jour Polaire, diffusé à partir du lundi 28 novembre sur CANAL+. [Cliquez ici.]( http://pubads.g.doubleclick.net/gampad/clk?id=315160725&iu=/16916245/motherboard.vice.com )