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Les scientifiques qui déchiffrent d'anciens manuscrits perdus

Les membres du Projet Lazare sont un peu la version moderne d'Indiana Jones.

En l'an 1491, le cartographe allemand Henricus Martellus produisit une carte du monde qui fit école, et qui fut certainement utilisée par Christophe Colomb au cours de son expédition vers l'Amérique en 1492.

Évidemment, Martellus prit la peine, comme souvent à l'époque, d'indiquer sur sa carte toutes les rumeurs qui circulaient sur les régions dont il avait tracé les contours. Ainsi, il était doctement expliqué, au-dessus de l'Asie du sud, que les Panoptii, un peuple local, avaient des oreilles si grandes qu'ils pouvaient les plier et dormir à l'intérieur, à la Dumbo. Un cartouche au-dessus de l'océan Indien mettait en garde les voyageurs contre « un monstre aquatique aussi éblouissant que le soleil, dont la forme ne saurait être décrite, si ce n'est que sa peau est douce et son corps immense », et dont les experts estiment qu'il s'agissait probablement d'orques. Quant au Japon, Martellus indiquait seulement que « on trouve des pierres précieuses sur ces îles. »

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La carte de Martellus. Image: Henricus Martellus/Yale Library Archives

Mais ces notes extraordinaires ont été malmenées par le temps, et la plupart d'entre elles ont été effacées au fil des siècles à mesure que leurs supports se détérioraient inexorablement. Nous n'en aurions sans doute pas connaissance si les sciences de l'imagerie n'avaient pas fait des progrès considérables au cours des vingt dernières années, avec l'apparition de nouvelles techniques permettant de déchiffrer des textes endommagés, vandalisés ou tout simplement illisibles avec une précision saisissante.

« La carte est littéralement recouverte de texte, m'explique Roger Easton Jr., l'un des acteurs majeurs de cette discipline émergente, par téléphone. Mais tout s'est effacé ; on ne peut presque rien lire. »

Easton est l'une des rares personnes au monde à savoir ressusciter ce genre de textes, ce qui l'amène souvent à se rendre dans des lieux fascinants pour y étudier des manuscrits rares. En tant que professeur au Rochester Institue of Technology et l'un des leaders du Projet Lazarus, une organisation de spécialistes qui déchiffrent des documents historiques grâce à l'imagerie multispectrale, il a collaboré avec des chercheurs, des scientifiques et des spécialistes partout dans le monde.

« C'est ce que je préfère dans mon job, explique Easton. Rencontrer des gens. Ils sont toujours très reconnaissants quand on arrive à sauver un document. »

Ces équipes interdisciplinaires parviennent à déchiffrer ces textes difficiles en les exposant à des ondes de longueurs très différentes. De la même manière qu'une image du ciel aux rayons X donne une perspective de l'univers très différente de celle que l'on obtient avec une image infrarouge, des images en pseudo-couleurs de ces textes peuvent révéler des mots qui sont restés invisibles à l'œil nu pendant des siècles. C'est un peu comme Le Da Vinci Code, mais avec des appareils plus sophistiqués et des dialogues un peu moins consternants.

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« La carte de Martellus fait partie des documents les plus drôles sur lesquels nous avons travaillé, raconte Easton. Avec certaines méthodes, on peut voir les lignes d'écriture, mais pas le texte. Avec d'autres, le texte ressort immédiatement. Je sais qu'on n'a pas tout récupéré, mais on en a quand même eu une bonne partie. »

« C'est un peu la chasse au trésor ultime. »

Un cartouche présent sur la carte, avant et après traitement. Image: Lazarus Project/EMEL/Megavision/RIT/Yale Library Archives

Leurs travaux vont en effet bien au-delà de la carte de Martellus. Qu'il s'agisse de déchiffrer le journal de bord de l'explorateur David Livingstone, rédigé avec du jus de fruits rouges, ou les premiers manuscrits de la Déclaration d'Indépendance écrits par Thomas Jefferson (qui révèlent par exemple que Jefferson avait fini par effacer le mot "sujets" pour le remplacer par "citoyens"), les sciences de l'imagerie permettent de faire des découvertes historiques majeures.

Le potentiel de ces techniques est devenu évident quand elles ont été utilisées sur le palimpseste d'Archimède, un parchemin magnifique à l'histoire extraordinaire.

Au départ, il s'agissait d'une des plus anciennes copies d'un ouvrage d'Archimède rédigé en grec byzantin par un scribe anonyme qui vécut au dixième siècle. On ignore si l'ouvrage fut produit à Jérusalem, ou s'il y fut transporté quelques siècles plus tard. Quoiqu'il en soit, c'est à Jérusalem, en 1229, qu'un prêtre chrétien effaça l'encre du parchemin, le fit tremper, et réutilisa les pages redevenues vierges pour y inscrire des liturgies.

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Le palimpseste changea de mains à plusieurs reprises au fil des siècles et se transforma petit à petit en écosystème à mesure qu'il moisissait, ce qui endommagea encore davantage les textes qu'il contenait. Mais en 1906, des portions du texte à peine visibles furent identifiées comme le travail d'Archimède par Johan Ludvig Heiberg, un professeur de lettres classiques. Ayant traduit de nombreux ouvrages d'Archimède, Heiberg était capable de reconnaître son écriture instantanément. Mais jusqu'à récemment, seuls d'infimes fragments de la copie originale purent être récupérés.

Mais tout cela changea grâce à un projet mené entre 1999 et 2008, au cours duquel Easton et ses collègues utilisèrent l'imagerie multispectrale pour récupérer une grande partie du texte qui avait été effacé. Ce gribouilleur anonyme qui avait méticuleusement retranscrit les travaux d'Archimède il y a plus de 1000 ans n'avait pas finalement pas travaillé en vain.

Le palimpseste d'Archimède, sous une lumière normale et illuminé par des ultraviolets en utilisant une analyse en composantes principales pour révéler le sous-texte. Image : Kevin Bloechl and Roger L. Easton, Jr.

« Le scribe qui a écrit tout ça faisait un peu le même travail que nous à son époque, et de mon côté c'est un peu comme si je collaborais avec lui à travers le temps », explique Easton.

Il s'avéra que le palimpseste contenait des idées d'Archimède qui ne nous étaient parvenues dans aucun autre document, y compris un traité inédit intitulé « La Méthode des théorèmes mécaniques. » Cet ouvrage montre qu'Archimède avait commencé à travailler sur des concepts éminemment modernes tels que la notion d'infini, ainsi qu'à poser les bases du calcul. Si Easton n'avait pas collaboré avec ce scribe byzantin inconnu, nous n'aurions jamais pu prendre la juste mesure du génie d'Archimède.

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Depuis, la discipline n'a fait que progresser. « Quand nous avons construit le système que nous avons utilisé sur l'ouvrage d'Archimède, nous avions un appareil photo de 6 mégapixels qui coûtait 7000$, se souvient Easton. Aujourd'hui, vous pouvez entrer dans n'importe quelle boutique et acheter un appareil bien plus puissant pour 350$. »

Si la technologie progresse vite, les individus suffisamment qualifiés pour mener à bien ce genre de projets manquent parfois. La demande est importante, mais il est très difficile d'appliquer la même méthode à chaque fois, et donc de donner de simples « consignes » à distance à des personnes qui manquent d'expertise (surmonter cette difficulté fait d'ailleurs partie des missions centrales du Projet Lazare). Easton souligne qu'il faut parfois beaucoup d'essais et donc de temps pour identifier la méthode qui permettra d'exhumer un texte. « On ne peut jamais savoir avec certitude ce qui va marcher », explique-t-il.

Par conséquent, les experts croulent sous les projets. « On a tendance à accepter plus de demandes qu'on ne peut en traiter », admet Easton. Quand j'ai discuté avec lui en décembre, il se préparait à se rendre à Chartres pour y travailler sur des manuscrits endommagés par les bombardements au cours de la Seconde guerre mondiale. Il travaille aussi sur des volumes au monastère Saint-Catherine, en Égypte, qui contiennent des quantités impressionnantes de travaux qui ont été récemment découverts dans une chambre secrète du monastère, séparée du bâtiment principal après un effondrement. On ne fait pas plus « Indiana Jones » que ça. On pourrait éventuellement rajouter quelques serpents et autres Graals dans la chambre, mais ce serait peut-être trop demander.

Le monastère de Sainte-Catherine. Image: Berthold Werner

Pendant ce temps-là, les demandes s'amassent dans sa boîte mail, allant d'artefacts historiques inestimables à de simples bijoux de famille dont la valeur est avant tout sentimentale. Alors que de plus en plus de gens se lancent dans cette aventure et que les technologies deviennent plus accessibles, on peut s'attendre à ce que des montagnes de textes illisibles soient remis au goût au cours des prochaines années. Les possibilités sont infinies.

« Il n'y a rien de plus gratifiant que de pouvoir lire un texte qu'on croyait perdu pour toujours », conclut Easton.