Kevin Werbach invitait ses lecteurs à imaginer un futur où les passionnés d’escrime, plutôt que de se rendre sur un site d’équipement sportif en ligne ou un détaillant spécialisé, pourraient acheter une nouvelle épée grâce à des widgets e-commerciaux intégrés à leur site d'escrime préféré. Comme dans l’environnement télévisuel américain, où de gros réseaux partagent leurs programmes avec des chaînes locales plus petites, la syndication du web devait permettre aux entreprises et médias d'atteindre les consommateurs à l'aide d'une multitude de sites intermédiaires. En conséquence, ces consommateurs auraient bénéficié d’un contrôle considérable sur l’endroit et la façon dont ils interagissent avec une entreprise ou une publication web.L’avenir du RSS semblait si prometteur. Que s'est-il passé ?
En eaux troubles
Références RDF supprimées. À l'origine, RSS a été conçu comme un format de métadonnées proposant un résumé d’un site web. Deux choses sont devenues limpides : un, les fournisseurs recherchaient un format de syndication plutôt qu’un format de métadonnées. La structure d’un fichier RDF est très précise et doit se conformer au modèle de données RDF afin d’être valide. C'est difficile à comprendre pour un humain, et ça peut compliquer la création de fichiers RDF utiles. Deux, peu d’outils sont disponibles pour la génération, la validation et le traitement de RDF. Pour ces raisons, nous avons opté pour une approche XML standard.
Le grand fork
La mailing list la plus animée s'appelait « Syndication ». Une archive de la Syndication mailing list est toujours disponible aujourd’hui. C’est un document historique incroyable, qui montre comment ces désaccords ont fini par déclencher une rupture politique dans la communauté du RSS.Aux sources de ces différends couvait un conflit plus profond sur la raison d'être même du RSS.
Plusieurs personnes se sont alors dressées contre Winer : Rael Dornfest d'O’Reilly, Ian Davis (responsable de la start-up de recherche Calaba) et le très précoce Aaron Swartz, 14 ans à l’époque. Le même Aaron Swartz deviendrait plus tard le fondateur de Reddit et un célèbre hacktivist. Contacté par mail, Davis explique que le père de Swartz accompagnait régulièrement son fils à des rencontres tech en 2000. Dornfest, Davis et Swartz pensaient tous que le RSS nécessitait des espaces de nommage afin d’accommoder les nombreux désirs des utilisateurs. Dans une autre mailing list hébergée par O’Reilly, Davis a donc proposé un système de module basé sur un espace de nommage, arguant qu'un tel système « rendrait le RSS aussi malléable que possible plutôt que d’intégrer des nouvelles fonctionnalités qui le compliqueraient inutilement. » Le camp favorable aux espaces de nommage considérait que le RSS serait bientôt utilisé pour bien plus que le partage de posts de blogs. Pour ses membres, les espaces de nommage étaient la seule façon de garder le contrôle du RSS au fil de son évolution.Je me demande encore comment faire avancer le RSS. Je tiens à inclure des éléments genre ICE [In-circuit emulation, ndT] à RSS2, publier et s’abonner sont mes priorités, mais je tiens d'abord à la simplicité. J’adore les éléments optionnels. Je ne veux pas prendre le chemin des espaces de nommage et des schémas, ou essayer de le transformer en dialecte du RDF. Je comprends que d'autres souhaitent le faire et je crois que nous nous dirigeons vers un fork pour cette raison. J’ai ma propre opinion sur la direction de l’autre fork mais je la garde pour moi, au moins pour le moment.
Winer a répondu en ces termes à Tim O’Reilly :Un groupe d’individus impliqué dans le RSS s’est réuni pour commencer à réfléchir à son évolution. Dave faisait partie de ce groupe. Lorsque l’avis général du groupe a pris une direction qui ne lui convenait pas, Dave a interrompu sa participation et prétendu qu'O’Reilly complotait pour s’emparer du RSS, en dépit du fait que Rael Dornfest d'O’Reilly n'était qu'un individu parmi la dizaine d'auteurs du RSS 1.0, et que la plupart des participants à son développement avaient autant d’expérience du RSS que Dave.
J’ai rencontré Dale [Dougherty] deux semaines avant l’annonce et il n’a jamais mentionné le nom de RSS 1.0. Je me suis entretenu par téléphone avec Rael le vendredi précédant l’annonce, et encore une fois, aucune mention du RSS 1.0. La première fois que j’en ai entendu parler, c'était le jour de l’annonce.
Laissez-moi vous poser une question simple : si on découvre que le nom « RSS 1.0 » a été choisi en privé, sans accord ni consultation, ou sans possibilité pour les membres de la liste Syndication, moi compris, de donner leur aval, qu'est-ce que vous allez faire ?
Je n’ai trouvé aucune discussion dans la mailing list évoquant l’utilisation du nom RSS 1.0 avant l’annonce de la proposition de RSS 1.0. Winer explique dans un message que son but n’était pas de contrôler le RSS mais juste de l’utiliser pour ses propres produits.RSS a connu un autre fork en 2003, lorsque plusieurs développeurs lassés des querelles de la communauté se sont regroupés pour créer un tout nouveau format. Ces développeurs ont par la suite créé Atom, un format qui s'éloignait du RDF pour mieux adopter les espaces de nommage XML. Atom a par la suite été transformé en standard soumis à la Internet Engineering Task Force, l’organisation responsable de la création-promotion des « bonnes conduites » Internet. Après l’introduction d’Atom, trois versions du RSS étaient donc en concurrence : RSS 0.92 de Winer (mis à jour en RSS 2.0 en 2002 et renommé « Really Simple Syndication »), RSS 1.0 de RSS-DEV Working Group et Atom. RSS 2.0 et Atom sont les plus utilisés aujourd'hui.UserLand a énormément travaillé pour créer, populariser et soutenir le RSS. Nous nous en sommes éloignés et nous vous avons laissé utiliser le nom. C’est le maximum. Si je veux continuer à travailler sur la syndication, je vais devoir utiliser un nom différent. Pourquoi et comment est-ce arrivé, Tim ?
Retraite
Le New York Times a publié la nécrologie de Swartz en janvier 2013. Le RSS avait alors changé de direction et était en passe de devenir une technologie obscure. Google Reader a fermé six mois plus tard, manifestement parce que son nombre d’utilisateurs était en chute libre. Plusieurs titres et observateurs ont alors annoncé la mort du RSS. Ce n'était pas la première fois ; en fait, le RSS était présenté comme agonisant depuis des années. En mai 2009, Steve Gillmor recommandait dans TechCrunch de « complètement abandonner RSS et de se tourner vers Twitter », au motif que « RSS ne fonctionn[ait] juste plus ». À son goût, Twitter était un flux RSS « en mieux » car il permettait de rattacher une opinion personnelle à un article donné. Cela permettait de suivre des individus plutôt que des chaînes. Gillmor conseillait ainsi à ses lecteurs de laisser le RSS se retirer en paix. Son article se termine par un couplet de « Forever Young » de Bob Dylan.Aujourd’hui, le RSS continue de s'accrocher à la vie. Bien sûr, il n’est plus aussi populaire qu’autrefois. De nombreux avis ont été émis quant aux raisons de cette perte de vitesse. L’explication la plus convaincante est sans doute celle de Gillmor : les réseaux sociaux, tout comme le RSS, offrent un feed présentant toutes les dernières nouvelles d'Internet. Ce sont ces fils d'actualité améliorés seraient responsables du déclin du RSS. Ils offrent également plus d’avantages aux entreprises qui les détiennent. Ainsi, certains observateurs ont accusé Google d'avoir clôturé Google Reader pour encourager les utilisateurs à s’inscrire sur Google+ — contrairement à Google Reader, Google+ pouvait être monétisé. Marco Arment, le créateur d’Instapaper, écrivait sur son blog en 2013 :Malheureusement, la syndication du web moderne se fait toujours par l'intermédiaire d'un très petit nombre de canaux : personne ne peut vraiment « contrôler son identité numérique » comme l’avait imaginé Werbach.
Et soudain, les utilisateurs et les entreprises de la tech ont compris que les réseaux sociaux offraient plus d'opportunités que le RSS.Une autre théorie affirme que le RSS était trop « geeky » pour les gens « normaux ». Même le New York Times, qui semblait excité à l'idée d'adopter et promouvoir le RSS, s’est plaint de son manque de convivialité en 2006, étrillant au passage un acronyme inventé par des « geeks de l'ordinateur ». Avant la conception de l’icône en 2004, des sites comme le New York Times envoyaient vers leurs flux RSS en utilisant des petites boites oranges proclamant « XML », ce qui a sans doute intimidé les lecteurs. L’appellation était malgré tout exacte car, à l’époque, cliquer sur le lien amenait l’utilisateur malheureux sur une page remplie de XML. Ce tweet incarne parfaitement cette explication sur le déclin du RSS :Google Reader est la dernière victime de la guerre déclarée par Facebook, apparemment par accident : la bataille pour tout posséder. Alors que Google « possédait » en théorie Reader et pouvait exploiter l’énorme quantité de news et de données d'attention qu'il véhiculait, il gênait la stratégie de l'entreprise pour Google+. Google souhaitait que tous les utilisateurs lisent et partagent du contenu via Google+ afin de pouvoir concurrencer Facebook au niveau du ciblage et des recettes publicitaires, de la croissance et de la pertinence.