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J'ai décidé de faire grève même si je ne touche pas de salaire

Journaliste indépendant, je connais les mêmes galères que les travailleurs français.

Photo d'Étienne Rouillon, via VICE News

Qui, parmi les 325 000 manifestants du 9 mars dernier – 200 000 selon la police, 450 000 selon les organisateurs, je coupe donc la poire en deux – a lu l'intégralité du « projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs » ? La même proportion, j'imagine, que celle des partisans de la réforme portée par Myriam El Khomri. Pas grand monde donc – on peut l'avancer sans prendre de risque.

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Pour comprendre vraiment de quoi il retourne, il faudrait déjà s'être fadé une bonne partie du Code du travail. Celui-ci fait environ trois mille pages, soit deux fois plus que L'Infinie Comédie et, à en croire Robert Badinter, il est aussi imbitable que le « roman total » de David Foster Wallace. Pourtant, comme un paquet d'autres avant lui, ce projet réussit à diviser plein de gens persuadés d'avoir raison. Nécessaire – mais insuffisant – pour l'écharpe rouge la plus célèbre du PAF, il est violemment dénoncé par Gérard Filoche, membre du bureau national du PS, pour qui le ministère du Travail existe afin de défendre « les droits de l'Homme dans l'entreprise ». Plus sensible aux arguments de Filoche qu'à ceux de Barbier, je suis descendu dans la rue – même si, en tant qu'autoentrepreneur, je ne vois pas bien ce que va changer pour moi cette réforme.

Le plafonnement des indemnités prud'homales en cas de licenciement abusif ayant été supprimé, trois dispositions font encore débat selon Le Point : le licenciement économique facilité, le référendum d'entreprise permettant de valider un accord contre l'avis des syndicats majoritaires, et le recours à un accord d'entreprise pour fixer la durée du travail. Rien, donc, qui ne me concerne en tant qu'autoentrepreneur. On fait justement appel à moi pour ne pas prendre « le risque » d'embaucher. Pourtant, la question centrale de cette réforme, celle qui a poussé un paquet de gens à battre le pavé, fait précisément écho à ma situation quotidienne.

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La plus grande escroquerie de cette loi est de tenter de faire croire que les salariés peuvent négocier avec leur employeur sur un pied d'égalité – surtout au vu du nombre de « candidats à l'emploi ». C'est exactement la même chose pour bon nombre de free-lances, travailleurs indépendants et micro-entrepreneurs – le nouveau nom des autoentrepreneurs. La disponibilité de la main-d'œuvre est telle qu'il est illusoire d'imaginer négocier un tarif ou des conditions de travail autrement qu'à la marge.

Le graphiste Charles Boidin l'explique dans une vidéo diffusée sur YouTube : un indépendant, surtout quand il débute, est amené à travailler gratuitement, à ne pas se faire payer des travaux commandés ou, de manière générale, à accepter des conditions de travail foireuses. On ne dénombre même plus les pieds de nez au droit du travail : paiements de factures en retard, délais de rendus impossibles, augmentation de la charge de travail sans compensation financière, etc. Quant aux protestations envisageables, leur efficacité est très mince, pour ne pas dire inexistante. En cas de retard de paiement, un autoentrepreneur peut exiger des pénalités. Sur une facture de 1000 euros, elles représentent 27 centimes par jour – difficile d'aller devant les tribunaux pour une telle somme.

Photo d'Étienne Rouillon, via VICE News

Si les salariés ont un droit de grève reconnu constitutionnellement, ce n'est pas le cas des indépendants. Certains s'en satisfont parfaitement, d'ailleurs. Grégoire Leclercq, le plus fervent défenseur de ce statut, décrit les micro-entrepreneurs comme des gens avides de créer, freinés par la complexité du système existant. En 2010, le président de la Fédération des autoentrepreneurs, submergé par des élans lyriques, écrivait sur le site de la FEDAE : « Ces petits, ces sans-grade, ces gagne-petit qui, péniblement, cumulent quelques euros de chiffre d'affaires et tentent de cotiser pour leurs trimestres de retraite, n'étaient pas dans la rue pour manifester contre la réforme [des retraites]. Ils ne font pas grève, ces 600 000 entrepreneurs. Ils ne demandent pas à l'État providence de payer avec l'argent qu'il n'a pas des retraites toujours plus longues. Ils ne cherchent pas à moins travailler et à moins cotiser. Ils cherchent seulement à se lancer. (…) Chercher à gagner un peu plus en travaillant, quand d'autres cherchent à travailler autant en gagnant plus : ce n'est pas forcément dans l'air du temps ! »

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L'an dernier, à l'époque lointaine où « l'uberisation » n'était pas encore un fléau national mais une opportunité à saisir, il enfonçait le clou sur LCI. Selon lui, le recours à l'auto-entrepreneuriat permet à l'individu de sortir « du système de subordination du salariat ». Pourtant, les chiffres publiés par l'Observatoire de l'Union des autoentrepreneurs ne vont pas vraiment dans le même sens. Dans une étude publiée fin 2015, l'Observatoire note que « 30 % des autoentrepreneurs interrogés ont un client qui représente 50 % ou plus de leur CA », et d'évoquer un « risque de requalification en salaire déguisé ». Dans un numéro du magazine Challenges publié en février dernier, le professeur de droit social Pascal Lokiec insistait en affirmant qu' « un nombre important de faux indépendants (…) travaillent pour un seul prestataire ».

Quand vous êtes journaliste et indépendant, vous avez le malheur de cumuler deux catégories d'inconvénients. D'ailleurs, le Syndicat National des Journalistes s'est exprimé récemment à l'encontre du statut d'autoentrepreneur dans la presse – qui est de plus en plus répandu. Dans un communiqué partagé par Acrimed et intitulé « Journalistes autoentrepreneurs : c'est la mort de la profession ! », le SNJ explique que « c'est une véritable gangrène qui ronge la profession, et fragilise plus encore les jeunes journalistes, confrontés à un parcours du combattant de la précarité ». Dans beaucoup de cas, indépendants et salariés dépendent donc du bien vouloir du patron ou du client – ce qui ne pose pas de problème, la plupart du temps.

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C'est avec tous ces éléments en tête que je me suis demandé comment faire grève, quand on est censé ne pas avoir d'employeur. Concrètement, j'ai du travail à rendre et un délai à tenir, mais aucune obligation de présence. Je peux donc bosser quand je le souhaite, du moment que ma besogne est finie dans les temps.

Une amie m'a alors conseillé d'opter pour la « grève à la japonaise ». J'aurais pu porter un brassard pour signaler mon soutien aux manifestants. Sauf qu'une telle protestation marche plutôt bien quand vous êtes un médecin hospitalier qui enchaîne les patients – beaucoup moins quand vous travaillez seul et communiquez par mail. J'ai donc fini par descendre dans la rue le 9 mars dernier pour me joindre au cortège montpelliérain de mécontents réunis sous la bannière « On t'encule pour ton pécule », au son de « François, sors les toi », Saez et MAP.

Sauf qu'avant de rejoindre les manifestants, je n'avais pas manqué de traduire pendant deux heures des articles de presse people pour le compte d'une agence londonienne. Puis, une fois la marche terminée, j'ai dû rentrer chez moi afin de traduire des articles pour une marque de boisson gazeuse.

Le fait de ne pas « sécher » le travail et de ne pas marcher aux côtés de collègues de bureau m'a fait considérer cet événement différemment. J'avais l'impression de ne pas faire partie du groupe, d'être un sympathisant de la cause plutôt qu'une personne concernée par ces changements.

Honnêtement, aujourd'hui encore, je ne sais pas trop ce que cette réforme va changer pour moi. Je suis simplement sûr d'une chose : si elle fait pencher un peu plus le sort des salariés en direction du régime dans lequel je vis depuis quelques années, il s'agit d'un retour en arrière.