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Photo de Timo Verdeil.
Gaming

Entre dépression et reconversion, la retraite d'un esportif est difficile

« Il y avait un tel écart entre la façon dont j’étais traité dans le monde de l’esport et le monde réel que c’était assez violent à vivre ».

Cet article fait partie d’une série VICE France « Esport : l’envers du décors ». Avec la professionnalisation de ce secteur, l’esport est devenu depuis quelques années le théâtre de débats complexes. On a rencontré des retraités, des jeunes prodiges, des syndicalistes et même des “theorycrafters” pour raconter ce qu’il se passe dans les coulisses de ce monde entre compétition et divertissement. Tous les articles sont à retrouver ici.

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« Quand tout s’est arrêté, je me suis retrouvé seul face à tous les sacrifices, toutes les émotions que j’avais mis de côté pendant ma carrière, soupire le jeune homme au bout du téléphone. A ce moment-là, j’ai vécu une des périodes les plus difficiles de ma vie. » Devenir joueur professionnel, c’était le rêve de Alban « Shuh » Pfleger. Après deux ans à jouer au sein de diverses structures nord-américaines sur la scène du jeu Overwatch, le couperet tombe : son club n’a plus les moyens de garder les joueurs de l’équipe académique dont il fait partie. Quelques mois de salaire en poche, le jeune homme retourne en France, vivre chez ses parents. A même pas 22 ans, il est déjà retraité de l’esport.

Que faire alors ? Tenter une reconversion professionnelle ? Reprendre ses études ? Pour le garçon qui n’a toujours rêvé que de compétition, le retour à la vie réelle porte son lot de doutes et de questionnements. Il n’est pas le seul. Comme Shuh, ils sont des milliers à tenter de se faire une place dans les hautes sphères de la compétition esportive. Pour la gloire, l’adrénaline de la scène, pour pouvoir vivre de leur passion et parfois aussi pour l’argent, cette vie fait rêver. Pourtant, quand le rideau tombe, que les performances baissent, les envies changent et les sacrifices deviennent trop lourds à porter, que deviennent ces joueurs aux illusions perdues ? Quels sont les choix qui s’offrent à eux quand s’arrête la compétition ? 

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 Sébastien Ceb Debs

Sébastien "Ceb" Debs

« Prendre une bière en terrasse », répond sans hésiter Sébastien « Ceb » Debs dans un grand sourire. L’ancien joueur professionnel et double champion du monde de Dota 2 l’assure : « C’est vraiment la première chose que j’ai eu envie de faire quand j’ai pris ma retraite. C’était impossible pendant ma carrière, je ne pensais qu’aux heures d’entraînement perdues et au retard que je prenais sur la compétition. » Sans guide de survie ou autre manuel de reconversion, les joueurs sont souvent livrés à eux-mêmes pour tenter de retrouver une place dans un monde loin de l’adrénaline et du stress de la compétition.

« À la fin de leur carrière, beaucoup d’entre eux se retrouvent complètement inadaptés à la vie réelle. Ils ont passé des années dans une sorte de verrière ; entourés d’un cercle très restreint de personnes, sans jamais avoir véritablement l’occasion de gagner en maturité » – Donna Wong

Pour certains retraités, ce moment de détente est l’occasion de se consacrer à d’autres passions abandonnées. A 32 ans, l’ancien champion de de Counter Strike, Cédric « RpK » Guipouy a décidé d’ouvrir son propre garage automobile par exemple. De son côté, l’ancien joueur de Starcraft, Bertrand « ElkY » Grospellier, choisira plutôt de se consacrer au poker. Bien sûr, chez les plus jeunes retraités de l’esport la meilleure alternative reste encore de retourner à l’université.

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Seulement, passer d’un monde où l’on est acclamé par des milliers de fans aux bancs de l’université n’est pas toujours facile. « Il y avait un tel écart entre la façon dont j’étais traité dans le monde de l’esport et dans le monde réel que c’était assez violent à vivre, confie l’ancien joueur de Starcraft 2, Ilyes « Stephano » Satouri. J’avais passé des années sur une scène où j’étais admiré, avec des fans qui venaient me voir les mains moites, la voix tremblante… et d’un coup j’étais juste devenu un random à la fac. » 

Problèmes d’intégration à l’université, manque de motivation dans les études, des formations professionnelles décevantes… Au fond, le témoignage de l’ancien joueur de 29 ans interroge. Bien qu’il soit difficile de retrouver sa place dans la société après avoir goûté à la gloire de la compétition, on peut se demander si ces jeunes joueurs talentueux sont véritablement bien armés pour une telle reconversion ? 

Le joueur portugais Amadeu « Attila » Dias de Carvalho lors d'un match avec l'équipe Vitality

Timo Verdeil

« C’est quelque chose qui nous a marqué dans nos recherches sur les joueurs chinois, analyse la spécialiste Donna Wong. À la fin de leur carrière, beaucoup d’entre eux se retrouvent complètement inadaptés à la vie réelle. Ils ont passé des années dans une sorte de verrière ; entourés d’un cercle très restreint de personnes, sans jamais avoir véritablement l’occasion de gagner en maturité. Alors quand ils sont forcés de partir à la retraite et qu’ils se rendent compte qu’ils ne savent pas faire grand-chose en dehors du jeu - beaucoup n’ont pas certaines compétences de base comme conduire ou cuisiner - il est très facile pour eux de tomber en dépression. » 

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Pour Olivier « Luffy » Hay, champion du monde de Street Fighter IV, il existe un autre obstacle de taille. Quand bien même un joueur serait motivé pour revenir dans le monde du travail, encore faut-il que ses compétences soient valorisées. « Le problème c’est que notre carrière dans l'esport n'est absolument pas considérée dans le monde du travail traditionnel, estime le compétiteur de l’équipe GamersOrigin. »

« L’image c’est une des choses les plus importantes dans l’esport » – Shuh

« A la limite, un très jeune joueur pourrait reprendre ses études, mais quand tu as 35 ans comme moi, tes années de compétition créent un long vide sur ton CV qui est difficile à expliquer à un recruteur qui ne connaît rien aux jeux vidéo. Alors, forcément pour beaucoup de joueurs la seule option pour valoriser son expérience, c’est de rester dans le monde de l’esport. »

C’est effectivement le choix le plus fréquent parmi les anciens professionnels du milieu. A 22 ans, Alban « Shuh » Pfleger écume désormais les nombreuses compétitions organisées par la communauté des streameurs français comme la ZLAN, avec l’espoir que son haut niveau de jeu l’aide à remporter les quelques milliers d’euros de récompenses. Un pari payant puisqu’à la dernière édition de la compétition organisée par Zerator, le joueur et ses deux coéquipiers sont repartis avec la modique somme de 45 000 euros. 

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Les joueurs Leaf, Oslo et Shuh (de gauche à droite) lors de la remise de prix de la ZLAN par Zerator.

ZLAN

D’autres, choisissent plutôt de se consacrer au streaming. Une pratique qu’ils sont souvent encouragés à développer pendant leur carrière. Certains clubs imposent d’ailleurs quelques heures de streaming obligatoires dans leurs contrats. Ainsi, après avoir passé plusieurs années à développer leur communauté de fans, le choix du streaming semble le plus facile. Que ce soit le Français Corentin « Gotaga » Houssein (3,6 millions de followers) ou le Canadien Michael « Shroud » Grzesiek (10 millions de followers), ces anciens joueurs professionnels diffusent désormais leur contenu sur Twitch devant plusieurs milliers de spectateurs. 

Sauf que ce changement de carrière, qui semble si simple et évident, n’est pas forcément à la portée de tous. Avoir une bonne image auprès des structures comme du public, ça demande énormément de travail. Développer sa présence sur les réseaux sociaux - notamment sur Twitter qui est la plate-forme reine dans le milieu de l’esport - produire du contenu en vidéo, donner ses opinions, se montrer lors d’événements, entretenir sa communauté, tout ça est extrêmement chronophage. Un temps précieux pour ces professionnels qui essaient de se concentrer sur le plus important : leur performance. 

« L’image c’est une des choses les plus importantes dans l’esport, estime Shuh. Pour pouvoir se faire une place dans un milieu basé sur l’entertainment, ce sont bien souvent les fans qui paient ton salaire. Alors quand ton équipe se porte mal, on s’interroge forcément de savoir si on a une bonne image dans le milieu, pour voir quelles sont nos options. Forcément, ça rajoute aussi beaucoup de pression. » 

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Parmi ces superstars de l’esport, certains ont développé tellement d’influence qu’ils ont même pu développer leur propre club, à la façon de l’Espagnol Carlos « Ocelote » Rodriguez Santiago qui a fondé G2, l’un des plus grands clubs d’esport en Europe. « En Chine, certains joueurs sont véritablement devenus des superstars, précise la chercheuse Yue Meng-Lewis. Il existe des émissions de téléréalité sur leur vie, ils sont suivis par des hordes de fans… Malgré tout, il faut bien préciser que ce qui sera toujours le plus déterminant pour un fan, ce n’est pas le physique ou la beauté mais bien la performance. » 

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Ainsi, que ce soit en termes de pérennité dans la compétition ou au moment de la retraite, la victoire aura donc toujours un impact pour garder sa position dans le milieu de l’esport. A l’heure de la retraite, les plus grands champions s’assurent généralement une place au sein de leurs anciennes équipes en tant que coach ou manager. Bien qu’ils n’aient pas forcément de formation spécifique, leur expérience du terrain s’avère souvent salvatrice pour les nouvelles recrues. 

« C’est vrai qu’on peut se demander s’il y aura de la place pour tout le monde à terme dans l’écosystème de l’esport » – Yellowstar

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« Ça a toujours été une évidence pour moi de prendre cette position de coach à la fin de ma carrière, confie Lambert « Lambert » Prigent, ancien joueur pour le club français LDLC sur Counter Strike et désormais entraîneur dans cette même structure. On a essuyé tellement de plâtres pendant nos premières années, que ce soit en termes de rythme ou de management. A l’époque, si tu n’avais pas de mental fort, tu ne pouvais pas rester. Tu jouais pour des cacahuètes. Tu arrivais en LAN et tu gagnais un ventilo. Aujourd’hui, c’est très différent, un joueur très doué va être recruté même s’il a du mal à gérer son stress ou la pression. Pour qu’ils survivent dans ce monde de requins, le rôle d’encadrant va être de plus en plus important. » 

C’est bien le paradoxe. D’une certaine façon, la professionnalisation de la scène esportive est une bénédiction pour les joueurs qui peuvent profiter de salaires beaucoup plus confortables et de structures plus expérimentées et compétentes. Adieu les agendas interminables à jongler entre les cours de biologie, les petits boulots et les entraînements. Mais d’un autre côté, il faut bien avoir conscience que pour poursuivre leur carrière, une vaste majorité de jeunes joueurs sont aujourd’hui obligés de mettre un terme à leurs études. 

Bora « Yellowstar » Kim, ancien joueur professionnel de League of Legends

Bora « Yellowstar » Kim, ancien joueur professionnel de League of Legends

« Aujourd'hui, ce n’est plus possible de continuer des études à plein temps lorsqu’on est joueur professionnel, confirme Sébastien « Ceb » Debs, qui a depuis repris la compétition et vient de remporter un Major sur Dota 2. C’est pour ça que la reconversion est un vrai sujet. Je pense qu’à terme, les clubs devraient aider les joueurs à s’adapter à leur nouvelle vie que ce soit pour le changement de salaire, de rythme au quotidien. » Comme le le cofondateur de la structure OG, il n’existe encore aucun programme scolaire adapté à la pratique de l’esport, à la manière du sport études pour les athlètes traditionnels. 

Une question se pose alors : que feront ces futures générations d’esportifs à la retraite ? Streameur ? Coach ? Manager ? « C’est vrai qu’on peut se demander s’il y aura de la place pour tout le monde à terme dans l’écosystème de l’esport, questionne Bora « Yellowstar » Kim, ancien joueur professionnel de League of Legends. Aujourd’hui, les équipes sont en train de se professionnaliser et elles recherchent de plus en plus de personnes avec des formations très spécifiques et pointues. A terme, je pense qu’il y aura moins de places disponibles pour les joueurs et qu’ils devront trouver des alternatives . »

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