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"Paperclips", le clicker game qui m'a conduit aux rives de la folie

"À l'heure où j'écris ces lignes, j'ai manufacturé près de 353 millions de trombones. Mon entreprise m'a rapporté quelques 50 millions de dollars. J'en suis fier."

Hier soir, j'ai commis plusieurs erreurs catastrophiques.

Première erreur : j'ai pris mon téléphone au lit avec moi, ce qui est souvent reconnu comme mauvais pour le sommeil et la santé mentale.

Deuxième erreur : j'ai ouvert Twitter, cette application populaire qui semble avoir été conçue pour me mettre en colère.

Troisième erreur : j'ai cliqué sur le lien intégré dans le tweet ci-dessous.

Frank Lantz est game designer et directeur du Game Center de l'université de New York. Sur Twitter, c'est un must-follow : en plus d'être un twitto raisonnable, il fait partie des meilleurs spécialistes du jeu vidéo que je connaisse. Je ne suis pas d'accord avec lui quand il chante les louanges de jeux comme League of Legends, mais peu importe.

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Comme l'explique Frank Lantz dans son tweet, le lien sur lequel j'ai fait l'erreur de cliquer mène vers son nouveau jeu, Paperclips. Il s'agit d'un clicker game, un peu comme Cookie Clicker, Clicker Heroes ou Candy Box : le joueur clique sur des boutons pour récupérer des ressources, qui peuvent être investies dans des outils qui permettent de générer plus de ressources.

Les trouble-fête auront tôt fait de dire que les clicker games ne réclament qu'un sens de la stratégie minimal. En fait, ces jeux sont faits pour ça : ils sont vains, circulaires et n'ont d'autre but que de faire grossir des valeurs.

Ian Bogost, un autre spécialiste du jeu vidéo, a consacré un clicker game aux clicker games en 2010, dans une démarche méta très typique de l'universitaire. Cow Clicker était conçu pour moquer les jeux Facebook type FarmVille qui faisaient alors un carton en emprisonnant les joueurs dans la dépendance au clic.

Les plus retors pourront rétorquer que tous les jeux vidéo sont vains et que leur but est précisément d'être vains. Un audacieux pourrait même aller jusqu'à dire que le capitalisme lui-même est vain. Après tout, qu'est-il sinon une volée de clics et d'efforts dans le noir pour faire grossir une suite de chiffres ? Peut-être même que le propos de Paperclips est là.

Quatrième erreur : J'ai joué à Paperclips jusqu'à 2 heures du matin. Je me suis endormi puis réveillé vers 4 heures aux prises avec une envie délirante de trombones et je me suis remis à cliquer.

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Je ne sais pas si le clicker de Lantz est mieux fait que ses prédécesseurs, ou si je j'ai réalisé à cette occasion que j'étais dans un état mental et émotionnel si catastrophique que le premier trombone venu était en mesure de déboulonner mon esprit. De toute façon, il était trop tard. J'étais accro. Peut-être que Paperclips stimule sur une zone particulière de mon cerveau, peut-être qu'il me transforme en un animal primitif ou en une sorte de machine savante. Ces derniers temps, je lis beaucoup d'ouvrages sur l'intelligence artificielle, et c'est heureux : Paperclips place justement le joueur dans le rôle d'une IA chargée de créer des trombones en référence à l'expérience de pensée du "paperclip maximizer" du philosophe Nick Bostrom. Voici comment il l'explique lui-même :

"Imaginez qu'un jour, nous parvenions à créer une super intelligence et que nous lui demandions de produire autant de trombones que possible. Disons que nous l'avons conçues pour faire tourner une usine de trombones. Si nous prenions la peine de réfléchir à la manière dont l'univers devrait être calibré pour optimiser le nombre de trombones qui existent, on comprendrait vite que ce genre d'intelligence artificielle aurait toutes les raisons de faire du mal à l'humanité. Peut-être qu'elle voudrait se débarrasser des humains pour nous empêcher de l'éteindre et de nuire à la production de trombones. Les corps humains sont constitués d'atomes bien utiles pour créer d'autres trombones. Si vous branchez une machine super-intelligente et que vous la chargez d'accomplir le premier but qui vous vienne à l'esprit, vous pouvez être quasiment sûr qu'elle s'opposera à la survie et la prospérité de la civilisation humaine."

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Soit, j'accepte d'être une IA productrice de trombones. J'accepte que ce soit ma vie. L'une des raisons pour lesquelles je suis devenu dépendant à Paperclips est que le jeu confie rapidement des responsabilités au joueur. Au début de la partie, je devais me charger du réapprovisionnement en fil de fer moi-même. Après quelques minutes de jeu, cette tâche est devenue stressante : ma chaîne d'assemblage de trombones imaginaire filait trop vite, je manquais parfois de ne pas arriver à cliquer sur le bouton à temps. Quand Paperclips m'a proposé d'automatiser le processus, j'ai poussé un cri de joie.

Le jeu offre beaucoup d'autres opportunités fascinantes : déployer des hypnodrones qui augmentent la demande en trombones, investir ses bénéfices en bourse, développer des ordinateurs quantiques… Soudain, les portes du productivisme s'ouvraient toutes grandes. Je me disais : "Wow, je suis en train de produire un sacré paquet de trombones." Fier comme Artaban, j'ai continué à jouer.

À l'heure où j'écris ces lignes, j'ai manufacturé près de 353 millions de trombones. Mon entreprise m'a rapporté quelques 50 millions de dollars. Je sais que ces chiffres ne signifient rien pour vous, mais je crois que j'ai écrit cet article parce qu'ils me rendaient fier.

Cinquième erreur (?) : Comme Paperclips est un jeu pour navigateur et que j'ai cliqué dessus dans l'application Twitter, j'y joue depuis un navigateur intégré à l'application. Je crains de tout perdre si je ferme l'application ou que je quitte le browser. Cela signifie que je n'ai absolument aucune envie de retourner sur Twitter. Paperclips me contente tout à fait. Twitter est mort à mes yeux.

Je pense que cette erreur ajoute un niveau de lecture supplémentaire à Paperclips. Twitter lui-même fonctionne comme une boîte de Skinner : vous lui confiez un input et, parfois, il vous récompense à l'aide de likes, de retweets et de réponses. Paperclips est plus régulier dans ses récompenses mais il ne m'a encore jamais envoyé une vanne antisémite en caps lock, ce qui le rend supérieur à Twitter à tous égards.

Pour tout dire, je suis assez embarrassé par le plaisir fou que me procure Paperclips, mais aussi par le fait que je ne parviens pas à comprendre ce que Lantz essaye de dire grâce à lui. Il est tout à fait possible que le sens profond (ou la grande blague) du jeu se cache à quelques clics d'ici. Pour le moment, la bonne blague, c'est moi. Je suis complètement accroché à Paperclips. Je suis comme cette personne qui regarde Apocalypse Now en se disant à quel point la guerre est cool, en oubliant que le film critique les horreurs de la guerre. Je suis probablement en train de rater ma vie.

Il faut absolument que je produise davantage de trombones.