C’était le service militaire : comment j’ai esquivé l’Armée
Illustration : François Dettwiller pour VICE

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C’était le service militaire : comment j’ai esquivé l’Armée

20 ans après la fin du service militaire obligatoire, notre journaliste raconte son premier (et dernier) jour passé à la caserne de Tarascon – et les stratagèmes déployés pour ne pas y croupir.

De la Révolution française à la présidence de Jacques Chirac, pendant 200 ans, les jeunes Français ont été appelés pour effectuer leur service militaire. À travers une série de quatre articles, notre journaliste nous raconte comment il a réussi à esquiver son service obligatoire.

Tout commence plutôt bien, par un billet de train gratuit. C'est toujours chouette de se faire offrir un voyage, surtout un aller-retour.

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Tu reçois par la poste une convocation. Pas une invitation : une convocation. Un ordre, une obligation. Tu dois te rendre au centre de sélection du Service National le plus proche de ton domicile. Et ce n'est pas demandé gentiment. En réalité, ce n'est pas demandé du tout, puisqu'on te convoque. L'Armée et la Patrie ont besoin de toi, tu dois faire ton devoir de Français. C'est un papier blanc, légèrement cartonné, format enveloppe rectangulaire, sur lequel sont imprimées les informations indispensables : adresse de la caserne, heure et date de présentation aux autorités militaires, nom, prénom, date de naissance, et divers autres détails bureaucratiques et pratiques. Ça tient lieu de billet de train. Le jour dit, tu montres ça aux contrôleurs de la SNCF et ils te laissent passer. Donc, un beau jour de convocation, en 1989, je suis parti pour Tarascon et sa caserne, pour y faire mes trois jours – bien que cela ne prenne en réalité qu'une journée. On appelait ça les trois jours parce qu'à l'instauration du service militaire obligatoire, à la fin du XIXe siècle, cela prenait effectivement trois jours. Depuis, les transports se sont notablement améliorés, et il fallait simplement passer une journée en caserne pour effectuer des tests de niveau scolaire, des tests psychotechniques – et surtout une batterie d'examens médicaux. Au passage, c'est d'abord, et avant tout, la première journée de ta vie de militaire, puisque c'est ton statut légal durant ce jour qui annonce ton année sous les drapeaux. Ce jour-là, tu es un « appelé » – tu sers la France, même si ce n'est que de 8 heures du matin à 20 heures le soir. Tu es donc soumis à la discipline militaire, même si tu ne sais pas identifier les grades sur les uniformes, ni saluer réglementairement un sous-officier ou un officier. Ce jour-là, l'Armée te convoque pour te jauger, pour savoir à quoi s'en tenir sur ton compte, et déterminer ce qu'elle va faire de toi. Es-tu un analphabète tout juste bon à porter un paquetage ? Ou un jeune homme instruit apte à remplir de petites fonctions administratives ? Es-tu sain d'esprit ou dérangé ? Peut-on raisonnablement envisager de te mettre un fusil entre les mains ? Es-tu costaud ou chétif ? Sportif ou intellectuel ? Plutôt docile ou forte tête ? Dominant ou dominé ? Plutôt bagarreur ou doux comme agneau ? Apolitique ou « contestataire » ? Psychologiquement solide ou fragile ? Content de faire l'armée, peut-être même désireux de faire carrière ? Ou présent uniquement par obligation, voire de mauvais cœur ? En somme, c'était un casting. C'est juste que tu ne sais pas quel film sera tourné, ni quel rôle te sera attribué. Et de toute façon, ce n'est pas à toi d'en décider. Tu es là pour « servir ». Servir à ce à quoi l'armée juge bon que tu serves. Du coup, le sous-officier, à l'entrée de la caserne, contrôle ta convocation, puis te fait entrer dans l'enceinte, te précise qu'il va y avoir la projection d'un film et t'envoie attendre devant un bâtiment. Certains s'assoient à l'ombre, d'autres au soleil, beaucoup en profitent pour fumer une cigarette. On ne t'a pas dit à quelle heure la projection est prévue, donc tu attends, sans savoir pour combien de temps. Autour de toi, il y a des petits-bourgeois, des prolos, des jeunes de banlieue, des adolescents encore boutonneux, des jeunes gars déjà indépendants, des fils à papa-maman, des voyous, des travailleurs, des étudiants.

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Le film qu'on nous avait annoncé s'avère court et patriotique. Il nous présente l'armée française et le service militaire. Son message est clair : les deux sont indispensables, non seulement à la France mais aussi à la paix dans le monde. Après ça, un officier nous présente le déroulement de la journée : tests scolaires, puis psychotechniques, pour le reste de la matinée ; déjeuner ; tests médicaux durant toute l'après-midi ; entretiens, si nécessaire, avec les spécialistes compétents. Puis, on sera « libérés », on rentrera chez nous. C'était le terme technique, administratif, qu'il a employé avec un parfait naturel : « libérés ». Donc, ça valait la peine d'attendre, la liberté était au bout. L'officier, sans doute supérieur, conclut sa présentation en rappelant, au cas où nous l'aurions perdu de vue, que le moment venu de notre incorporation dans l'armée, nous serons convoqués par courrier – cette fois-ci pour un an. On sort et on va attendre devant un autre bâtiment. On ne sait pas pour combien de temps on est là, on attend. On attend un ordre, dont on se doute qu'il sera de rentrer dans le bâtiment pour y passer les tests annoncés. Mais il n'y a personne pour nous donner d'ordre, alors on attend. On commence à parler entre nous. On s'ennuie, alors il faut bien passer le temps. Et c'est là, au bout de cinq minutes, que j'entends ma première blague de cul de la journée. Deux types, à quelques mètres de moi, dont l'un se met à raconter une blague particulièrement graveleuse. Il le fait à voix haute, très haute, visiblement très content de lui, et autour ils sont plusieurs à l'écouter en souriant, puis à rigoler grassement à la fin de la blague. J'en vois d'autres qui, comme moi, ne rient pas. Mais ceux-là ne disent rien. Comme moi, ils regardent ailleurs, continuent à discuter entre eux en essayant de faire comme si de rien n'était. Puis, un incident attire l'attention de tout le monde : un gars s'est éloigné du groupe. Il est bien à dix ou quinze mètres, et il s'apprête à rentrer dans un autre bâtiment. Un sous-officier arrive et l'engueule : qu'est-ce qu'il fait ? Qui lui a donné l'ordre de rentrer dans ce bâtiment ? Pourquoi est-ce qu'il s'éloigne du groupe ? Le gars dit qu'il cherche les toilettes. Le sous-officier lui demande avec sévérité s'il ne sait pas se retenir et continue de le réprimander : il doit rester avec le groupe, il n'a pas le droit de s'éloigner sans permission, s'il veut aller aux toilettes, il doit d'abord en informer un gradé et attendre d'avoir sa permission. Le gars répond qu'il n'y avait personne avec nous à qui demander la permission. Sauf qu'il n'a pas à répondre au sous-officier – il ne s'agit pas d'un échange mais d'un recadrage. Le ton monte encore d'un cran et le passage au tutoiement finit de clouer le bec à l'appelé : « Tu n'avais qu'à chercher un gradé pour demander la permission ! D'abord, tu dois avoir la permission avant de faire quelque chose ! » L'appelé ne répond rien. C'est un petit gars à peine majeur, comme moi. Visiblement, il ne voulait pas se faire remarquer, juste aller aux toilettes. Je me surprends à penser que les blagues de cul, finalement, c'est peut-être la solution de sécurité.

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Image extraite du film Le Pistonné (Claude Berri, 1969)

La journée est monotone, moutonnière. On attend. On nous dit d'entrer, on entre. On nous dit de nous asseoir, on s'assoit. On nous dit de remplir les feuilles de test, on les remplit. On nous dit de sortir, on sort. On attend. Un sous-officier nous dit de le suivre, on le suit. On mange dans une cafeteria où nous ne nous sommes pas mélangés à la troupe. Puis, on nous amène devant un autre bâtiment. C'est l'après-midi, maintenant, ce sont les tests médicaux. Tout au long d'un interminable couloir en rez-de-chaussée, nous progressons à la queue leu leu, d'une salle d'examen à l'autre, d'un test à l'autre, d'un médecin ou d'un interne à l'autre, quand on n'a pas affaire à un simple soldat.
Donc, on se suit les uns les autres, toute l'après-midi, tantôt debout contre un mur, tantôt assis sur des chaises. On attend, puis on présente son dossier, on répond aux questions, on est examiné. On se suit par ordre alphabétique de nom de famille, chacun avec son dossier à la main qu'il présente à chaque fois au responsable. Le dossier est consulté, annoté, des papiers y sont rajoutés. De toute l'après-midi, on ne s'adresse pas une seule fois à moi en m'appelant par mon nom. Le dossier, lui, grossit au fur et à mesure que les examens s'enchaînent. Je suis là pour que l'Armée sache ce qu'elle va faire de moi, et une année entière de ma vie va se jouer là-dessus. Une année entière dans une chambrée avec des gens que je ne connais pas, que je n'ai pas choisis, mais avec lesquels il faudra que je vive malgré tout, que le hasard m'ait gâté ou pas. Une année à faire ce qu'on me dit de faire, et à ne rien faire si on ne me dit rien.
Les tests écrits de ce matin vont montrer que j'ai une bonne culture générale et un quotient intellectuel supérieur à celui d'un déficient mental. Je passerai le bac dans quelques mois et je n'envisage pas d'aller en fac. Je n'ai, et n'aurai donc, aucun diplôme à faire valoir qui me donne un statut au-dessus de celui des soldats de base. Les tests médicaux vont prouver ma bonne santé. Je ne suis pas non plus un athlète, et j'ai des lunettes. Je ne pourrai pas incorporer des troupes d'élite, ni me porter volontaire pour des affectations en outre-mer ou à l'étranger qui me permettraient au moins de voir du pays. Je ne pourrai rien faire qui sorte de l'ordinaire. Je n'ai aucun métier, aucune qualification qui me sorte du lot. Je ne suis ni étudiant en médecine, ni chimiste, ni comptable, ni prof. Je n'ai aucun piston, aucun ami ou parent influent qui puisse jouer en ma faveur. Je vais être un simple soldat parmi d'autres. On va m'envoyer dans une petite ville je ne sais où, où je n'aurai aucune raison d'aller à part apprendre à marcher au pas et saluer mes supérieurs. Et je n'aurai pas mon mot à dire. Et ça durera un an.

J'arrive dans une petite pièce où un interne en médecine (qui est lui aussi un appelé, mais avec le rang de « scientifique du contingent ») est là pour écouter mon cœur. Je lui signale aussitôt que j'ai une arythmie cardiaque. Ma mère en avait fait toute une affaire alors que c'était bénin. J'avais été dispensé de cours de sport pendant plusieurs années, même si je n'avais jamais eu le moindre trouble. Mais là, d'un coup, je m'y raccroche, à ce mal presque imaginaire. Le jeune interne avec sa blouse blanche par-dessus sa tenue kaki, me demande si j'ai des certificats médicaux. Je réponds que non. Il me regarde avec méfiance et pose son stéthoscope sur ma poitrine. Après quelques auscultations, il relève la tête et me dit que non, il n'y a rien. Il me dit ça froidement, droit dans les yeux, un avertissement dans la voix. Il me prend pour un simulateur. Je remets ma chemise et je retourne dans le couloir. Le dernier examen, en fin de journée, c'est le psy. Celui-là n'est pas un appelé. C'est un gradé d'une cinquantaine d'années, psychiatre militaire. En vertu de sa double autorité, militaire et médicale, il a lui aussi une blouse blanche par-dessus son uniforme. Mais il ne me reçoit pas debout au milieu d'une salle où défilent les appelés. Il est assis derrière son bureau et ne se lève pas de son siège, ne me regarde même pas quand je dépose mon dossier devant lui. Il commence à parler sans relever la tête, ne lève les yeux que quand je commence à répondre. « Des antécédents psychiatriques ? » Je réponds que non. « Des problèmes particuliers dans la vie, des insomnies, pipi au lit, des problèmes familiaux… » Je réponds que non, ça va. De toute façon, même si j'avais été violé par ma famille entière, ce n'est pas à lui et dans ce cadre-là que j'aurais envie de le raconter. Au bout de quelques secondes, il prend un tampon et en donne un coup sur la feuille posée sur le sommet de mon dossier ouvert. Il le referme et me le tend en disant seulement « Tenez ». Puis il se replonge dans ses propres papiers. Je me lève et sors, sans un mot. De retour dans le couloir, je regarde le tampon qu'il vient d'ajouter : rectangulaire, à l'encre rouge, il indique « APTE ». Je suis piégé.

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