La folle histoire des astronomes qui chassèrent une éclipse à bord d'un Concorde
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La folle histoire des astronomes qui chassèrent une éclipse à bord d'un Concorde

En 1973, un petit groupe d'astronomes embarqua à bord de l'un des premiers prototypes du Concorde pour se lancer à la poursuite d'une éclipse totale à 2300km/h..

Mercredi, une éclipse solaire a donné l'occasion aux habitants d'une partie de l'Indonésie et du Pacifique Sud d'assister à une éclipse totale pendant 4 minutes et 9 secondes : la vision incroyable de la Lune recouvrant intégralement le Soleil, changeant le jour en nuit et permettant d'apercevoir la couronne solaire, c'est-à-dire le gaz qui tourbillonne dans l'atmosphère de notre étoile.

Mais en 1972, un petit groupe d'astronautes issus des quatre coins de la planète possédait une arme secrète pour observer une éclipse plus longtemps que quiconque dans l'Histoire : un prototype de Concorde, capable de « chasser » l'éclipse à travers la planète à plus de deux fois la vitesse du son.

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Le futur avion de ligne – fruit d'un partenariat entre les gouvernements français et britannique – avait volé pour la toute première fois en 1969, et son programme d'essai arrivait à son terme. L'avion avait prouvé que les vols commerciaux supersoniques étaient tout à fait possibles, et s'était même avéré plus facile à piloter, dans les airs comme au sol, qu'on ne l'avait cru initialement. Entre les mains du pilote d'essais français André Turcat, le prototype de Concorde "001" avait établi plusieurs records de vitesse et d'altitude. On s'apprêtait à entrer dans une ère de vols commerciaux supersoniques, ce qui allait permettre de traverser l'océan Atlantique en trois heures et demi à peine, c'est-à-dire en deux fois moins de temps qu'avec un avion de ligne classique.

Alors que les ingénieurs de l'aviation français et britanniques préparaient leurs Concordes pour des vols commerciaux, le petit monde l'astronomie se préparait pour un autre événement majeur : une éclipse totale de Soleil exceptionnellement longue, prévue pour le 30 juin 1973. L'éclipse promettait d'être particulièrement spectaculaire si elle était vue depuis un point précis de la planète : jusqu'à 7 minutes et 4 secondes si on se trouvait dans le désert du Sahara. Au cours des siècles précédents, il n'y avait eu qu'une seule éclipse plus longue, et il n'y en aurait pas de plus longue avant juin 2150. Sans se concerter, les astronomes français et britanniques virent la naissance du nouvel avion supersonique et l'éclipse imminente comme une heureuse coïncidence : grâce au Concorde, il était a priori possible de suivre l'ombre de la Lune alors qu'elle se déplaçait à la surface de la planète. En théorie, le supersonique pouvait leur donner jusqu'à 70 minutes d'observation de l'éclipse, soit dix fois plus de temps qu'ils n'en auraient au sol, et le tout en se trouvant au-dessus des nuages. Il ne leur restait donc plus qu'à mettre la main sur un Concorde.

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"Je ne sais pas si ce genre d'aventure serait possible aujourd'hui. Désormais, tout est plus rigide, plus hiérarchisé."

À Londres, l'astrophysicien John Beckman utilisait déjà des avions dans le cadre de ses recherches en astronomie depuis des années, malgré sa propre peur de l'avion. « Je faisais partie de l'un des premiers groupes à mener des recherches sur l'infrarouge submillimétrique, se souvient-il. À l'époque, on ne pouvait pas faire grand-chose en restant au sol. Il fallait donc se rendre au sommet de montagnes très élevées, ou voler. Ma curiosité scientifique m'a permis de vaincre ma peur. »

Beckman fit donc une requête officielle afin de pouvoir utiliser le prototype de Concorde "002" britannique, mais celle-ci fut rejetée car le programme d'essais anglais était en retard sur le programme français. En mai 1972, un an avant l'éclipse, un astronome de l'Observatoire de Paris nommé Pierre Léna fit une proposition similaire au pilote français André Turcat. Curieux de science, celui-ci lui accorda une heure de son temps. Dans un restaurant de l'aéroport de Toulouse, Léna dessina son plan sur une nappe en papier.

« Je ne sais pas si ce genre d'aventure serait possible aujourd'hui, rigole Léna, qui malgré ses 78 ans fait encore aujourd'hui partie de la communauté scientifique. Désormais, tout est plus rigide, plus hiérarchisé. J'ai eu de la chance de pouvoir faire ce que j'ai fait, et évidemment j'étais encore jeune. J'ai eu énormément de chance que des gens me prennent au sérieux ! »

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Le plan paraissait étonnamment simple. Lancé à pleine vitesse, le Concorde arriverait par le nord et intercepterait l'ombre de la Lune au-dessus de l'Afrique du nord-ouest. L'éclipse et le supersonique se déplaceraient alors à peu près à la même vitesse au-dessus du globe, donnant ainsi aux astronomes une opportunité inédite d'étudier les divers phénomènes visibles seulement pendant une éclipse : la couronne solaire émanant de la Lune, l'effet de la lumière du soleil sur l'atmosphère assombrie, et le bref flash rougeoyant de la chromosphère, une zone étroite autour du soleil qui est généralement dissimulée par la photosphère, bien plus lumineuse.

Turcat fut impressionné. Il décrivit à son tour l'idée à ses supérieurs de l'Aérospatiale, qui donnèrent leur feu vert et acceptèrent de financer la mission. Turcat et le chef de bord Henri Perrier se mirent au travail sur chaque détail de la mission, prenant en compte la météo et même la température au sol à chaque endroit d'où le Concorde était susceptible de décoller, ce qui aurait un impact sur la quantité de carburant embarquée (les réacteurs du Concorde étaient conçus pour fonctionner de manière optimale dans la haute atmosphère, ce qui avait pour inconvénient de les rendre moins efficaces au sol. Rien que pour décoller, le Concorde brûlait plus de carburant qu'un 737 reliant Londres à Amsterdam. C'est l'une des raisons qui ont abouti à sa mise hors service.)

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Léna et ses collègues, de leur côté, commencèrent à dresser la liste des expériences qu'ils souhaitaient réaliser dans la stratosphère, et à formuler un plan pour intercepter l'éclipse. Après avoir choisi Tenerife comme point de départ, l'éclipse établit un parcours les menant vers le sud puis vers l'est, le long de la trajectoire de l'éclipse. Turcat et Perrier se mirent en quête de pistes d'atterrissage en Afrique capables d'accueillir l'avion long de 60 mètres, qui ne s'arrêtait pas si facilement. Ils choisirent des endroits situés le plus à l'ouest possible, portant leur choix sur N'Djamena au Tchad, avec Kano (Nigeria) comme plan B. La rencontre avec l'éclipse se ferait au-dessus de la Mauritanie, dont les autorités acceptèrent de fermer l'espace aérien aux vols commerciaux à partir de minuit la veille de l'événement.

« Il y avait énormément de travail à accomplir », se souvient Léna. D'abord, il fallait transformer l'avion. L'éclipse ayant lieu pendant le solstice d'été et pratiquement le long du Tropique du Cancer, elle se produirait au zénith : juste au-dessus d'eux. Afin de la voir correctement, il fallait donc que les astronomes installent des hublots sur le toit de l'avion et conçoivent un appareil leur permettant de photographier à travers ces hublots.

Les fenêtres devraient être capables de résister à la différence de pression entre l'habitacle et l'extérieur, mais aussi aux températures élevées – environ 100°C – auxquelles est soumise la surface externe du fuselage lors d'un vol supersonique, à cause de la friction. Si l'un des hublots cédait au cours du vol, la sécurité des passagers ne serait pas nécessairement compromise, mais il faudrait obligatoirement atterrir en urgence et l'expérience serait terminée.

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« Alors que nos recherches avançaient et que l'excitation montait, il nous est apparu évident que nous ne pouvions pas faire un tel vol sans en faire profiter d'autres scientifiques. Nous avons donc décidé d'utiliser toute la capacité du Concorde, et de la partager entre cinq équipes. » Il y aurait donc des chercheurs de l'Institut français d'astrophysique, des membres de l'Observatoire national de Kitt Peak (USA), d'autres de l'Observatoire de Los Alamos, des chercheurs anglais de la Queen Mary University de Londres, et des scientifiques de l'université d'Aberdeen, en Écosse. « Il y avait donc cinq expériences différentes, ce qui avait l'avantage de limiter les risques d'échec total. Chaque équipe avait un objectif très spécifique. »

Quand John Beckman apprit qu'il restait de la place à bord de ce vol extraordinaire, « j'étais comme fou », se souvient-il. « Et un peu inquiet. » D'abord, il restait peu de temps. « Je disposais de l'équipement de base, évidemment, c'est-à-dire d'un interféromètre Michelson doté d'un détecteur à l'hélium. Mais je n'avais pas l'infrastructure nécessaire pour me connecter au Concorde et suivre la trajectoire de l'éclipse. Je n'avais pas le temps de l'automatiser. » Beckman conçut donc un moyen de suivre l'éclipse manuellement, ce qui exigeait de « tourner une manivelle en permanence d'une main pour que le miroir reste aligné, tout en l'inclinant vers la fenêtre d'observation de l'autre main. »

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Finalement, en février 1973, quatre mois à peine avant l'éclipse, les chercheurs eurent la confirmation définitive que la mission aurait lieu. Ils se hâtèrent donc de finir les derniers préparatifs. En plus des contraintes liées au rapprochement rapide du soleil et de la lune, chaque expérience devrait tenir compte des limites imposées par l'avion lui-même. Aucun court-circuit ne pouvait se produire – un incendie à bord aurait des conséquences désastreuses – et tout devait être construit de manière à supporter les vibrations lors du décollage : un sprint fou lors duquel le Concorde atteindrait 400km/h avant même de quitter le tarmac, collant littéralement les passagers à leurs sièges. Et malgré la campagne de tests réussie de l'appareil, les scientifiques avaient quelques doutes légitimes concernant le fait de voyager à bord d'un avion supersonique expérimental.

À 10h08 précises, le matin du 30 juin, les quatre réacteurs situés sous les ailes blanches du Concorde lancèrent le prototype "001" à pleine vitesse sur la piste de l'aéroport de Tenerife. À des milliers de kilomètres à l'est, l'ombre de la Lune se déplaçait déjà sur la surface de l'Atlantique à plus de 2000km/h, alors que l'ombre de l'éclipse se déplaçait vers l'ouest, de l'Amérique du Sud vers la côte africaine.

"Il n'y avait pas de place pour l'émotion ; ça, c'était pour plus tard."

Léna, Beckman et les sept autres astronomes à bord du Concorde n'avaient pas vraiment le temps de profiter de la balade. « Nous étions en train de répéter toutes les procédures dans nos têtes, se souvient Léna, et dès que nous reçûmes l'autorisation de quitter nos sièges, nous nous levâmes et nous nous mîmes au travail. Nous devions vérifier chaque instrument, chaque pompe, chaque enregistreur… Il n'y avait pas de place pour nos émotions ; ça, c'était pour plus tard. »

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Deux minutes après le décollage, le Concorde attint Mach 1 (2200km/h) et se dirigea vers le sud-est, c'est-à-dire vers l'ombre. Une fois dans la stratosphère, à une altitude de 17.000 mètres, Turcat poussa l'appareil jusqu'à Mach 2.05, plus de deux fois la vitesse du son. Même après plusieurs vols d'essai, l'atmosphère à bord était assez tendue – il fallait que le timing soit parfait et que l'équipement fonctionne sans accrocs. Assistés par les systèmes de guidage inertiel du Concorde, l'équipage guida l'appareil le long de sa trajectoire minutieusement programmée, et rencontra l'éclipse pile au moment prévu, à moins d'une seconde près. La chasse pouvait débuter.

A short French documentary about the flight

« Seul dans le ciel de Mauritanie », comme le décrit poétiquement un documentaire français sur le vol, le Concorde 001 suivait l'éclipse vers l'est. Le soleil assombri loin au-dessus de leurs têtes, Turcat enclencha les lumières de navigation nocturne au beau milieu du jour. Plus tard, il eut un doute au moment de classer le vol parmi les vols diurnes ou nocturnes.

"Alors que la lune occultait progressivement le disque solaire, je vis la chromosphère, qui émettait des flashs de lumière rouge."

Placés sous les hublots ou à côté, Léna, Beckman et les autres scientifiques se concentraient sur leurs recherches. Léna et son équipe cherchaient à détecter des particules de poussière abandonnées par des comètes du halo solaire, afin de déterminer si celles-ci formaient un anneau ou une sphère autour du Soleil. Paul Wraith, un Écossais, observait de son côté les effets produits par l'obscurité soudaine sur les atomes d'oxygène présents dans l'atmosphère terrestre, alors que l'Américain Donald Liebenberg mesurait les pulsations de la lumière. À travers le hublot ajouté dans le toit de l'avion, « la lune semblait agir comme un obturateur de caméra particulièrement lent, montrant seulement un petit bout de l'atmosphère toutes les secondes. »

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Beckman, lui, était très occupé, un magnétophone scotché sur sa poitrine afin de faire des observations audio de la chromosphère. « Tout le monde était très concentré sur son travail, raconte-t-il, mais j'ai quand même eu le temps de jeter un œil par une fenêtre latérale pour voir l'ombre, la pénombre et la lumière qui perçait à peine derrière. Depuis notre altitude, je pouvais même voir la courbure terrestre, c'était incroyable. Je pus également observer la couronne solaire, et alors que la lune occultait progressivement le disque solaire, je vis la chromosphère, qui émettait des flashs de lumière rouge. »

Le Concorde et sa horde de scientifiques auraient pu poursuivre leur route encore quelque temps, mais la piste d'atterrissage au Tchad approchait rapidement. Chaque équipe remballa ses observations et tous profitèrent de quelques instants de répit pour apprécier la vue incroyable qui s'offrait à eux. Au total, les chercheurs purent observer l'éclipse totale pendant 74 minutes. Un record.

Turcat commença à préparer l'atterrissage. « Je disposais de dix tonnes de kérosène, ce qui me donnait la possibilité de voler encore 40 minutes et donc de rater mon approche une fois. » Mais l'appareil atterrit sans encombre dès la première tentative, même si Beckman se souvient que « l'avion n'était qu'à quelques mètres de la fin de la piste. »

"Toutes ces expériences ont joué leur rôle dans la progression des connaissances scientifiques, mais les résultats n'ont pas été extraordinaires, il faut bien l'admettre."

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À leur descente de l'appareil, l'équipage et les astronomes se retrouvèrent face à une scène surréaliste, passant en quelques instants de la stratosphère, qu'ils parcouraient à une vitesse supersonique dans l'un des avions les plus sophistiqués du monde, à l'étrange lumière du soleil africain, toujours partiellement éclipsé. Une tentative de coup d'État (qui avait peut-être été arrangée pour coïncider avec l'éclipse) était en cours ce jour-là, et les véhicules blindés se mêlaient dans les rues aux gens qui utilisaient des morceaux de verre teinté pour regarder le soleil.

En un seul vol, le Concorde avait offert aux astronomes plus de temps pour observer l'éclipse que toutes les expéditions du siècle précédent – ce qui donna naissance à trois articles publiés dans NatureNature et à une quantité importante de nouvelles données. Mais aujourd'hui, Léna, qui a récemment publié un ouvrage sur l'expérience, Concorde 001 et l'ombre de la Lune, se veut modeste.

« Les cinq expériences ont toutes été couronnées de succès, mais aucune d'entre elles n'a révolutionné notre connaissance de la couronne solaire, dit-il avec une honnêteté désarmante. Elles ont toutes joué leur rôle dans la progression des connaissances scientifiques, mais les résultats n'ont pas été extraordinaires, il faut bien l'admettre. »

Lors de l'éclipse solaire de 1999 en Europe, un Concorde français et un Concorde anglais suivirent brièvement l'ombre de la Lune, mais les seuls passagers à leur bord étaient des touristes. Le crash tragique du Concorde qui fit 113 morts le 25 juillet 2000 peu après son décollage de Paris mit un terme à la carrière de celui que Léna appelait « le grand oiseau blanc. » Le dernier vol eut lieu en 2003.

La NASA et Lockheed Martin planchent actuellement sur un nouvel avion de ligne supersonique moins bruyant (le bruit émis par le Concorde lorsqu'il franchissait la vitesse du son le rendait particulièrement impopulaire). En Angleterre, un groupe baptisé Club Concorde tente de réunir suffisamment de fonds pour remettre un unique Concorde en service, si possible pour le 50ème anniversaire de l'appareil en 2019.

Mais Pierre Léna doute que ce vol incroyable soit un jour reproduit. Aujourd'hui, les satellites spatiaux qui peuvent observer le soleil en permanence et créer des éclipses artificielles ont révolutionné notre connaissance de notre étoile – même s'il est toujours utile d'observer des éclipses depuis la Terre.

« À l'époque, notre connaissance de la couronne solaire était très limitée, explique Léna. Aujourd'hui, scientifiquement, nous n'avons plus besoin de ce genre de vols car nous pouvons lancer des missions comme SOHO dans l'espace, qui fait à peu près la même chose que nous avec le Concorde. Nos méthodes d'observation ont beaucoup évolué, donc je doute que nous reproduisions un jour ce type de mission. »

On dit souvent que la recherche scientifique mène à l'innovation, mais cette histoire montre que parfois, l'innovation offre des opportunités inédites à la science. Aujourd'hui, l'appareil qui a chassé l'éclipse de 1973 est en exposition permanente au Musée du Bourget, toujours muni de ses hublots sur le toit et du logo de la mission sur son fuselage. Pierre Léna, John Beckman et d'autres chercheurs et membres de l'équipage étaient présents pour son inauguration en 2013, ainsi que feu André Turcat, qui est décédé le mois dernier.

« Aucun avion volant actuellement ne pourrait nous permettre de faire ce que nous avons fait, rien ne vole aussi vite et aussi longtemps, affirme Léna. Certains avions militaires peuvent aller plus vite, mais pas avec l'endurance du Concorde – et évidemment, ils ne pourraient transporter tous nos instruments. A priori, notre record devrait rester intouchable encore quelque temps. »