photo de la grève d'employés de l'industrie de pointe à Palo Alto, CA
Des manifestants rassemblés à Palo Alto, en Californie, pour exhorter le PDG de Palantir Alex Karp, à annuler le contrat de son entreprise avec l’Immigration and Customs Enforcement (ICE), à qui Palantir procure des logiciels d’exploration de données pour traquer des immigrants sans papiers et planifier des raids.
Société

Ces travailleurs qui luttent contre les géants de la technologie

Un groupe de divers horizons : informaticiens, chauffeurs, personnel de cafétéria, essaie de forcer l’industrie à faire ce qu’elle prétend depuis le début : rendre le monde meilleur.

Le 13 septembre, plus de cent activistes ont manifesté devant les deux quartiers généraux de Palantir, d’un bout à l’autre des États-Unis : à New York et à Palo Alto en Californie. L’objectif : sensibiliser le public sur l'engagement de l’entreprise de pointe, experte en cybersécurité, auprès de l’Immigration and Customs Enforcement (ICE), à qui Palantir procure des logiciels d’exploration de données utilisés pour traquer des migrants sans papiers et planifier des raids.

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Le message des manifestants était adressé aux employés, même si le PDG de Palantir Alex Karp et son associé Peter Thiel – investisseur milliardaire et partisan de Donald Trump – étaient eux aussi dans la ligne de mire. À Palo Alto, les activistes ont placé des fils barbelés autour des bureaux de l'entreprise, et dans l’après-midi, ils se sont rassemblés devant l’une des maisons de Karp.
« Palantir, tu connais la vérité. Les crimes d’ICE reposent sur toi », ont scandé les manifestants. La manifestation à Manhattan, dirigée par le groupe Jews for Racial and Economic Justice, encourageait Karp, qui est Juif, à honorer les fêtes à venir en ne répétant pas les erreurs du passé. « Pendant l'Holocauste, IBM s’est servi des dernières avancées technologiques pour collecter les informations recensées afin d’identifier les Juifs autour de l’Europe, a dit Abby Stein, l’un des organisateurs, à la foule. Et si les employés d’IBM avaient dit non ? Combien de vies auraient pu être sauvées ? Et si les employés de Palantir disaient non ? Combien de familles resteraient entières ? »

Ces actions semblaient couronner une suite d’événements commencés une semaine plus tôt, quand Karp a expliqué dans une lettre ouverte au Washington Post sa décision de poursuivre sa collaboration avec ICE. Mais peut-être faut-il revenir quelques mois en arrière, au moment où Palantir a officiellement renouvelé son contrat avec ICE. Ou encore avant cela, avec la sinistre photo des cadavres d’Oscar Alberto Martinez et de sa fille de 23 ans, Valeria, échoués sur la rive de Rio Grande suite à une tentative fatale de traverser la frontière. On peut même remonter jusqu’à la collaboration de Palantir avec ICE, voire avant, à la lente construction du mouvement, quand chaque groupe de travailleurs regardait dans son coin les manifestants en s’interrogeant : « Si eux, pourquoi pas nous ? »

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Il y a eu une grande grève d’Uber et de Lyft en 2019, quand les chauffeurs du monde entier ont fermé l’application pendant 24 heures. On se souvient aussi de la marche de protestation de Google fin 2018, où plus de 20 000 employés du géant ont quitté le travail pour protester contre le harcèlement sexuel au sein de l'entreprise. Dans le même ordre d’idées, il y a quelques mois, les employés de Twitter et de Stripe HQs ont mené une série de manifestations pour réagir contre la campagne de leurs PDG contre la « Proposition C. » Cette campagne voulait s’opposer à la mesure prise à San Francisco, visant à prélever une petite taxe sur d’immenses entreprises pour financer des services pour les sans abris de la ville.

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En 2018, une série de grèves sauvages a frappé les États-Unis. Chaque manifestation semblait en provoquer une autre. Les travailleurs de tou horizons ont vu les travers de la technologie balayer avec fracas tous les secteurs, provoquant des conséquences désastreuses. Les perturbations conduisent souvent à des dysfonctionnements, les profits de l’innovation ne sont pas équitablement partagés et la technologie rassemble le monde mais déchire les familles.

Alors que ces vérités deviennent de plus en plus criantes, des employés venant de différents secteurs – informaticiens, chauffeurs, personnel de cafétéria – commencent à s’unir, formant un groupe homogène. L'industrie de pointe comprendra peut-être qu'elle doit enfin faire ce qu'elle prétend depuis le début : rendre le monde meilleur. Mais la plus grande force d’unification est la plus évidente : la présidence de Donald Trump. « Beaucoup de choses sont arrivées avant, mais Trump a catalysé beaucoup d’activités à l’intérieur de l’industrie », a dit Jeffrey Buchanan, porte-parole de la Silicon Valley Rising, une coalition de dirigeants syndicalistes et de responsables de communautés.

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« Nous n’avons aucune influence sur la manière dont l’entreprise s’occupe de nous, donc le seul moyen est de démissionner, à moins de faire en sorte de négocier collectivement. Maintenant, j'essaie de me syndiquer » – Éric, travailleur dans le secteur de la technologie de pointe

Le moment clé n’était pas vraiment le soir des élections, qui a laissé tout le monde dans un état de choc et de confusion, mais plutôt quelques semaines après, fin 2016, quand le président a rencontré les plus grands PDG de l’industrie de pointe. C’est à ce moment-là, comme me l’ont rapporté les employés, qu’ils ont réalisé que leurs chefs allaient se compromettre avec le nouveau gouvernement, plutôt que de se battre contre. Les années qui ont suivi ont confirmé cette analyse : en 2017, Google a mis en place le Projet Maven, programme d’intelligence artificielle pour l’armée américaine, abandonné par la suite à cause du scandale qu’il provoquait. Plus récemment, le Pentagone a choisi Microsoft pour un contrat de « cloud computing ». « Je ne suis pas la personne la plus calée en technologie. On se moque de moi parce que je n’arrive même pas à utiliser Facebook, a dit Jacinta Gonzalez, directrice des opérations pour Mijente, lieu de rassemblement pour les hispaniques, qui ont aidé à organiser les manifestations contre Palantir. Mais nous nous y intéressons maintenant parce que cela affecte nos communautés. »

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Quand les raids d’ICE se sont intensifiés, l’organisation Mijente s’est intéressée au rôle croissant de la technologie avec l’exploration de données, la géolocalisation, et les logiciels de reconnaissance faciale. « Tout cela, c’est pour la prochaine étape de l’incarcération raciale aux États-Unis », a souligné Gonzalez.

Il y a eu beaucoup de tapage et d’enthousiasme sur l’aspect fédérateur de la technologie, mais aujourd’hui on commence à en voir les conséquences négatives. Ça soulève tout un tas de questions éthiques pour ceux qui sont touchés et aussi pour les employés de la haute technologie eux-mêmes.

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Cette introspection semble nouvelle pour l’industrie de pointe. Elle a toujours penché vers un idéal social et libéral avec des ressources crypto-libertaires, en aspirant à une société « ouverte » au moyen de « perturbations. » En pratique, cela s’est largement traduit par la reproduction des mêmes expériences, mais plus vite et sans protection des travailleurs, exploitant les manques dans un Etat régulateur qui bouge trop lentement. Le point de vue largement optimiste de la technologie s’est fondé sur une sorte de lecture vulgaire des hypothèses de marché efficaces. L’idée serait que l’efficacité n’est pas seulement désirable en elle-même mais, par définition, elle doit conduire à une bonne fin. Dans cette optique, créer plus d’outils en vaut la peine. Mais ce qui a échappé à cette hypothèse, c’est que ce qui découle naturellement de ces outils, c’est plus de pouvoir et de richesse pour les possédants. On développe des outils productifs pour assoiffer encore davantage les démunis. Alors que le temps nous révèle la vérité, les employés analysent les tendances et prévoient un avenir sombre. À moins qu’il ne soit pas trop tard.

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Edan Alva, 49 ans, travaille dans la technologie de pointe. Originaire d’Israël, cela fait 19 ans qu’il travaille aux États-Unis en tant qu’auto-entrepreneur pour des institutions financières, des écoles et des entreprises technologiques. Il y a quelques années, il a téléchargé Lyft pour arrondir ses fins de mois en prenant des passagers sur le chemin aller et retour du travail. Mais quand ses contrats ont pris fin, il est devenu chauffeur à temps plein et cela a changé sa vision des choses. « Mon salaire a considérablement baissé et en plus, il fallait payer pour l’entretien de la voiture, a-t-il expliqué. Beaucoup de conducteurs ne remarquent pas qu’ils perdent de l’argent au lieu d’en gagner parce que leurs frais sont étalés dans le temps. » Ce qui l’a davantage poussé à l’action c’est de voir de ses propres yeux l’écart considérable entre le mode de vie des riches et des chauffeurs. « On comprend très vite que l’on peut à peine gagner sa vie à San Francisco et cela provoque des rancoeurs, surtout quand [on sait que] les PDG gagnent plus de 40 millions d’euros chaque année. »

Alva a entendu parler de la coalition Gig Workers Rising (GWR) et a décidé de les rejoindre. Ce groupe, en majorité composé de chauffeurs Uber et Lyft, lutte pour un salaire décent et des indemnités, la transparence, et la participation des employés dans la vie de l'entreprise et son développement. S’il en est devenu membre, c’est en partie pour lutter pour une vie meilleure.
« J’aime parler aux gens et vivre des situations uniques, a-t-il répondu, quand on lui a demandé pourquoi il conduisait toujours. Mais cela n’a rien à voir avec l'entreprise Lyft. »

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Alors que certains de ses engagements à GWR sont de lutter pour de meilleures conditions de travail dans son job actuel, il pense aussi à son nouveau boulot, quel qu’il puisse être. Il est impossible de voir un bel avenir en regardant les avancées technologiques. Les algorithmes seront automatiques, la technologie automatique se chargera des taxis et des camions, et les robots serveurs et barmans seront bientôt parmi nous. « Toute industrie peut être mise dans une application, a conclu Alva. Les compagnies comme Lyft et Uber reflètent profondément le fait que des gens qui se retrouvent à certains postes deviennent extrêmement riches au détriment des travailleurs, et quelquefois même de leurs investisseurs. C'est presque pyramidal. »

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Des manifestants rassemblés devant l’une des maisons de Alex Karp.

S’il y a une bataille de gagnée – bien que d’autres batailles juridiques soient toujours à mener, ce à quoi il fallait s’attendre dans une industrie bien armée qui déteste suivre les lois – c’est la ratification de la loi AB-5 en Californie. Cette loi stipule que les contractuels qui travaillent pour des entreprises comme Uber et Lyft changent de statut, devenant employés au lieu d’être indépendants. Cela permettrait aux conducteurs d’obtenir un salaire minimum, des primes de travailleurs, des indemnités et d’autres avantages. Cela bouleverserait complètement cette industrie, forçant les entreprises à soutenir leurs travailleurs d’une manière jamais vue auparavant.

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« Personne ne veut y penser sur la route. C’est une réalité que l’on repousse le plus loin possible dans un coin de nos têtes », a confié Carlos Ramos, chauffeur pour Lyft depuis trois ans et membre de GWR. « Mais si quelque chose devait arriver, on est tout seul. »

Ramos est certes emballé par les changements que AB-5 pourrait apporter, mais il est aussi sceptique sur la capacité des employés de pointe à former une opposition massive à la manière dont on gère aujourd’hui la technologie. « Il y a une immense différence entre qui nous sommes et qui ils sont, a-t-il dit, en se souvenant de toutes les fois où il avait conduit de riches programmeurs à travers les vallées de San Francisco. Ils sont riches, on ne l’est pas. Ils ont des chefs cinq étoiles dans leurs bureaux et aiment s’en vanter. Nous sommes chanceux si nous pouvons récupérer des babioles. Ils s’inquiètent de l’inflation dans leurs maisons de plusieurs millions de dollars, et nous, nous dormons dans nos voitures. » Pour qu’il y ait un changement radical de l’industrie technologique, il faudra réduire l’écart de salaire et de privilèges entre des gens comme Palantir et les chauffeurs Uber.

Mais on néglige souvent un autre aspect de l’industrie, qui connaît aussi des écarts. On trouve des programmeurs très bien payés dans des entreprises immenses et des contractuels sous-considérés. Cela pourrait devenir plus commun à mesure que la technologie continue à s’infiltrer dans chaque domaine de la société, et suscitera peut-être une nouvelle vague de manifestation.

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Éric, travailleur du secteur de la technologie de pointe – dont le nom a été changé pour protéger son identité et éviter les représailles – a travaillé dans le secteur pendant presque 15 ans. Il est maintenant dans ce qu’il appelle une « start-up plutôt standard », et alors que tout allait bien, leur département technologique vient d’être scindé par la société mère, ce qui interroge les employés. « Qu’est-ce que cette technologie a fait de bien pour le monde, se demande Eric. Je peux le voir comme mon gagne-pain, mais ça n’améliore pas du tout les choses. »

Après des années d’espoir, Éric voit maintenant l’industrie dans « ce cycle ridicule » d’investissements de banquiers et de capitalistes aventuriers qui construisent des « perturbations » non nécessaires faisant le pari que cela rapportera plus d’argent aux investisseurs, mais sans prêter attention à la stabilité des travailleurs, sans s’inquiéter de savoir s’ils faisaient quelque chose pour le monde. Maintenant, avec la nouvelle direction, l’avenir de ce travail semble plus obscur – qui sait quel changement viendra ou s’il voudra le supporter. Pour combattre cela, Éric se tourne vers l’unique vraie manière de lutter contre le déséquilibre de pouvoir entre les propriétaires et les travailleurs : « Nous n’avons aucune influence sur la manière dont l’entreprise s’occupe de nous, donc le seul moyen est de démissionner, à moins de faire en sorte de négocier collectivement, a-t-il expliqué. Maintenant, j'essaie de me syndiquer. »

Il suffit de regarder autour de soi pour voir que dans le secteur technologique le passage de l’optimisme au scepticisme (ou peut-être au réalisme) découle vers la prochaine génération de travailleurs. Alors que de nouveaux rapports révèlent l’impact que ces très grandes entreprises ont eu sur la société, les primes à la signature et les tables de ping-pong dans les open space pourraient n’être pas suffisants pour justifier d’accepter ces emplois. Mais étant donnée la force stimulante de l’administration de Trump et l’approche des élections qui le jettera peut-être hors de ses fonctions, cette tendance continuera-t-elle à avoir de l’importance ?

« Je suis de la génération Y, donc, à part les gens qui se sont fait niquer par l’économie et par la génération précédente, je serais surprise si on revenait à où on en était en 2016, a déclaré Catherine Bracy, directrice de l’organisation de défense TechEquity Collaborative. Si vous êtes un employé de l’industrie de pointe, que vous avez 25 ans et plus de 50 000 euros de dette d’étudiant à 8% d’intérêt, pas la moindre chance d’acheter une maison près de votre travail et que vous vivez avec des colocataires jusqu’à vos 35 ans, vous commencez à vous poser des questions sur ce que cette économie a fait de vous. »

Un nouveau mouvement étudiant appelé SLAP, Students for the Liberation of All People, a encouragé les étudiants en informatique de Stanford à renoncer aux emplois dans les entreprises de haute-technologie comme Google et Facebook. « Nous sommes une organisation anti-raciste, anti-capitaliste luttant pour mobiliser les étudiants. Nous voulons prendre conscience de notre responsabilité et agir pour soutenir les mouvements de libération », disait la déclaration de la mission de SLAP. « À travers des actions directes, l’éducation et la construction de communautés, notre objectif est de perturber la culture d’apathie qui maintient un status quo oppressif, envisage des alternatives et des campagnes durables pour des victoires tangibles dans des partenariats qui marginalisent les gens. Nous luttons contre l’exploitation des travailleurs, le complexe industriel carcéral et la violence systémique que Stanford perpétue et dont elle profite. » En septembre, plus de 1200 étudiants de 17 collèges ont prêté serment de ne pas travailler pour Palantir.

C’est nouveau dans la manière dont les diplômés définissent un « bon » travail technologique, et cela suggère que certes, Trump peut avoir été un accélérateur de mouvement mais le feu ne sera pas éteint par quelque chose d’aussi clair et net que le résultat de l’élection de 2020.

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