Société

Tituba, l’esclave au cœur du procès des sorcières de Salem

Plutôt que de nier les accusations de sorcellerie, cette Amérindienne a choisi de se confesser et de se repentir pour sauver sa peau.
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Portrait de Tituba par John Whetton Ehringer, 1902, via Wikimedia Commons.

Février 1692. Dans la ville farouchement puritaine de Salem, dans le Massachusetts, d’étranges forces étaient à l’ouvrage. Chez le Révérend Samuel Parris, deux fillettes hurlaient et se tordaient dans leur lit. Ne trouvant aucune explication rationnelle à leur comportement hystérique, William Griggs, un médecin, rendit une analyse accablante : Betty, la fille de Parris, âgée de neuf ans, et Abigail, sa nièce de onze ans, étaient possédées par le diable. Quelques semaines plus tard, les responsables de la ville annoncèrent que Salem était sous la menace du surnaturel et un vent de panique balaya la colonie. Au début du printemps, la chasse aux sorcières la plus meurtrière de l’histoire des États-Unis était lancée.

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Durant cette année-là, le procès des sorcières de Salem vit près de 200 personnes accusées d'avoir pratiqué « la magie du diable » et coûta la vie à 19 d'entre elles à Gallows Hills avant que le chapitre de la terreur ne prenne fin. Trois cents ans plus tard, l'histoire de cette colonie de la baie du Massachusetts, autrefois pourchassée par des sorcières maléfiques, continue de fasciner, refaisant surface chaque fois que la peur et les préjugés menacent la décence morale de nos sociétés. Pourtant, même si nous restons captivés par le passé médiéval, nous parlons rarement de la femme amérindienne qui joua un rôle déterminant tout au long du procès en donnant au tribunal, selon les mots de l'historienne Elaine G. Breslaw, « la preuve juridique nécessaire pour entamer le processus d'exorcisme communautaire et purger la collectivité de son péché collectif ». Son nom était Tituba.

Tituba était alors l’esclave de Parris, mais la façon dont elle acquit le surnom de « Sorcière noire de Salem » et convainquit une petite ville de la présence d’une conspiration satanique est occultée dans les livres d’histoire. Les historiens en savent peu sur ses origines, et le peu qu’ils en savent a été déformé par le folklore, la littérature populaire et les archives historiques fondées sur des stéréotypes racistes.

Si tant est qu’on se souvient d’elle, c’est pour sa représentation dans la pièce classique d’Arthur Miller, Les Sorcières de Salem. La Tituba de Miller est une « esclave nègre » qui verse dans le vaudou, lance des sorts au-dessus de son chaudron brûlant et concocte des potions à base de sang de poulet. Mais ce portrait d’elle découle d’une transformation raciale brutale et inexacte qui s’est opérée au cours des siècles qui ont suivi sa mort, lui attribuant à tort des origines africaines dans la culture populaire. Breslaw s’est donné beaucoup de mal pour déceler les détails de la jeunesse de Tituba et l’a finalement reliée à un groupe de langue arawak de la côte nord-est de l'Amérique du Sud (le Venezuela actuel). La demande d'esclaves domestiques indigènes pour soulager la crise du travail à la Barbade étant forte à l'époque, il se peut, selon Breslaw, que Tituba et son mari aient été capturés lors d'une expédition avant d'être achetés par le révérend Samuel Parris et amenés au Massachusetts en 1680.

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« Le diable est venu à moi, il m'a demandé de le servir » – Tituba

Lors de son arrivée à Salem, Tituba « gardait en elle les souvenirs de sa vie dans un village Arawak ainsi que l'image d'une société créole émergente à la Barbade en 1670 », écrit Breslaw. Dans la société blanche et puritaine de Salem, le multiculturalisme de Tituba éveilla aussitôt les soupçons. Mais la marque la plus visible et la plus immédiate de ses associations démoniaques était sa couleur de peau. « Le fait qu’elle soit perçue à la fois comme africaine et indienne n'eut pas pour effet de diminuer mais d'intensifier la stigmatisation satanique qui lui était attachée et d’exacerber les peurs et les fantasmes que les puritains projetaient sur elle », note Veta Smith-Tucker dans Purloined Identity : The Racial Metamorphosis of Tituba of Salem Village.

Après l'épreuve difficile vécue par les Pariss, Tituba, qui, disait-on, pratiquait la magie noire, fut arrêtée pour avoir ensorcelé les jeunes filles et jetée en prison avec deux femmes blanches marginales : Sarah Osborne, une dame âgée, et Sarah Good, une mendiante.

Sa couleur de peau, sa condition de femme et son statut d'esclave jouant en sa défaveur, Tituba devait savoir que la communauté de Salem la présumerait coupable, peu importe ce qu'elle dirait. Non pas que l’aveu fût la première chose qu'elle eut à l’esprit : au début, elle nia fermement avoir causé du tort aux enfants de Parris et s'être engagée dans un pacte satanique. C’est pourquoi le 1er mars, lorsque le juge John Hathorne, de la ville de Salem, demanda à Tituba ce qui l'avait poussée à faire du mal aux fillettes, elle choqua la communauté en affirmant qu'elle avait passé un accord diabolique. « Le diable est venu à moi, confessa-t-elle. Il m’a demandé de le servir. »

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Devant une salle d'audience silencieuse, Tituba développa une riche histoire confirmant les craintes des autorités : le mal démoniaque avait un pied à Salem. Les villageois étaient captivés alors qu'elle décrivait une série de personnages diaboliques, d'animaux complices et d'esprits maléfiques résolus à détruire le mode de vie puritain selon les croyances populaires anglaises : chiens noirs, chats rouges, oiseaux jaunes et un grand homme aux cheveux blancs qui était venu de Boston pour lui faire signer le Livre du Diable. Elle avoua avoir pincé des fillettes dans plusieurs foyers et volé sur des bâtons à travers la nuit avec Good et Osborne. Elle décrivit également l'existence d'une assemblée de sorcières malveillantes à Boston. Ses révélations fournirent aux responsables de la ville la preuve de l'influence satanique dont ils avaient besoin pour commencer à condamner les villageois pour sorcellerie.

La question de savoir ce qui poussa Tituba à faire des aveux aussi dramatiques fait l'objet de spéculations depuis des siècles. Breslaw écrit que Pariss était « rempli d'une détermination sinistre à trouver un bouc émissaire pour les troubles de sa fille », et qu'il frappa Tituba sévèrement, par colère pure, parce que cette dernière refusait d'admettre les accusations qui pesaient contre elle. Après tout, les esclaves étaient censés se soumettre à la volonté de leurs maîtres, même si cela impliquait de reconnaître une association avec le pouvoir satanique. Étant donné le traitement brutal que Pariss infligea à Tituba – conformément aux méthodes européennes de torture – il est possible que les aveux et l'emprisonnement soient tout simplement devenus préférables aux châtiments corporels extrêmes.

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Que Pariss ait ou non fait pression pour qu'elle avoue ou qu'elle l'ait fait pour avoir du répit, Tituba comprit sans doute qu'il serait moins risqué d'avouer une conspiration surnaturelle que de nier en bloc son implication ; les Puritains détestent le mensonge, mais ne peuvent refuser le pardon. Good et Osborne en furent la preuve : elles nièrent toutes deux les accusations de sorcellerie et furent amenées directement à la corde du bourreau. Mais Tituba, sachant que son identité faisait d’elle la coupable idéale, donna aux pèlerins superstitieux une confession magistralement crédible et adaptée à la doctrine puritaine.

Par exemple, dans son témoignage, Tituba déclara que les femmes avaient une prédisposition au péché et qu’en tant qu’esclave, elle avait une obligation de servitude. Lorsqu’elle admit son implication satanique, elle évoqua la menace d’une emprise diabolique comme décrite dans les Saintes Écritures et insista sur ses efforts pour résister à ladite emprise. Plus important encore, elle s’appuya sur la croyance puritaine selon laquelle le salut de l’âme s’obtient par la repentance. Avec des excuses sincères, elle jura qu'elle n'avait jamais eu l’intention de faire du mal à Betty, une enfant qu’elle aimait profondément. Le verdict fut rendu : Tituba avait composé la parfaite confession puritaine. Parce qu'elle s'était repentie, les puritains ne pouvaient justifier sa mort.

On sait peu de choses sur ce qui est arrivé à Tituba après ça. Le 9 mai 1693, malgré ses aveux, un grand jury refusa de l'inculper faute de preuves. Elle fut tout de même enfermée pendant quinze mois dans une prison bondée de Boston parce que Parris, furieux qu’elle ait rétracté ses aveux, refusa de payer sa caution. En avril 1693, elle fut vendue à une personne inconnue et disparut complètement des archives historiques. En tant qu’esclave de couleur, il est très peu probable qu'elle ait été autorisée à réintégrer la société. « Contrairement à d'autres sorcières (blanches) accusées, souligne Veta Smith-Tucker, qui, après s'être confessées, purent regagner la communauté, Tituba portait la peau sombre de la réprobation ».

Il est difficile d’imaginer aujourd’hui l’immense maîtrise qu’il fallut à Tituba pour retourner à son avantage ces circonstances potentiellement fatales. Elle est souvent dépeinte comme une narratrice farfelue, ses aveux sensationnels ayant des airs de conte de fées. Mais les enjeux étaient la vie ou la mort, et grâce à un témoignage soigneusement élaboré conformément aux perceptions puritaines du genre, de la race et de la religion, Tituba parvint à écarter ses oppresseurs, à détourner les soupçons sur l'ensemble de la communauté et à protéger sa vie. De l'esclavage à la persécution, de la servitude à la survie, elle créa finalement, selon les mots de Breslaw, « un nouvel idiome de résistance en se soumettant ouvertement à la volonté de son agresseur et en alimentant secrètement ses craintes de conspiration ».

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