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Turquie

Les Kurdes de Turquie ne veulent pas d'un mur entre eux et la Syrie

En octobre 2013, l'annonce d'un projet de construction d'un mur sur la frontière turco-syrienne a mis en colère les habitants kurdes de Nusaybin.

Cet article est d'abord paru sur le site de VICE.

À la lisière de la ville kurde de Nusaybin, près d'un enchevêtrement de barbelés rouillés qui entourent un champ de mines, des enfants s'amusent. Le regard des passants turcs qui longent le vaste espace envahi d'herbes se fige de « l'autre côté ». Au loin, à moins d'un kilomètre de la petite bourgade collée à la frontière au sud-est de la Turquie, on distingue les hauteurs de Qamishli, localité du nord-est syrien. Celle-ci est meurtrie par la guerre.

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Seule une carrière abandonnée, surplombée de miradors, sépare ces deux villes qui ne faisaient qu'une seule avant le tracé des frontières en 1921. « Ce sont nos frères là-bas », m'a confié Hazni, commerçant de 37 ans, qui regarde les hauteurs de Qamishli. Ce Kurde continue d'entretenir une relation téléphonique avec l'un de ses cousins syriens. « Il me dit que des roquettes tombent devant chez eux chaque jour. Nous, nous n'avons plus le droit de les voir. » Depuis décembre 2011, Hazni, comme beaucoup de Turcs, a en effet l'interdiction de se rendre en Syrie. En raison du conflit syrien, il n'est plus possible de franchir la frontière dans un sens comme dans l'autre. « C'est trop dangereux », ont décrété les autorités turques de la ville.

Hazni, dans son magasin

Le 6 octobre 2013, le gouvernement AKP du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a pris une nouvelle décision qui a fait monter la colère dans la région kurde. Un mur de 7 kilomètres viendra boucher totalement le bout de frontière turco syrien, d'ici cet été, selon la municipalité de Nusaybin et les autorités locales de l'AKP. Officiellement, pour le ministère de l'Intérieur turc, il s'agit de réduire l'insécurité et de lutter contre la contrebande. D'après le gouvernement turc, le trafic d'armes mais aussi de cigarettes, se développe en effet le long de cette frontière « passoire » avec la Syrie, d'une longueur de quelque 800 kilomètres. Pour le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, il s'agit aussi d'éviter la contagion d'un nouveau conflit dans la région kurde de Syrie. En effet, tandis que l'ASL (Armée Syrienne Libre, rebelle) et les multiples clans islamistes s'opposent aux forces du président Bachar Al-Assad en Syrie, le nord-est syrien est aux mains des Kurdes du PYD (Parti Kurde de Syrie), qui, eux, combattent les djihadistes de Jabhat al-Nosra, affiliés à Al-Qaïda.

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Les locaux de l'AKP à Nusaybin. Leurs représentants refusent de faire le moindre commentaire aux journalistes

À Nusaybin, les leaders de l'AKP évitent tout commentaire sur le mur. Dans le local de l'AKP, les partisans saluent toutefois le projet d'Erdogan, dont plusieurs immenses portraits ornent les murs. « Cette barrière est une bonne chose. On a vu beaucoup de problèmes ici depuis la guerre », justifie un homme qui souhaite rester anonyme. « Les passeurs et le trafic empoisonnaient la ville - il n'y a plus une seule cigarette turque ici, elles viennent toutes de Syrie », se plaint un autre, sirotant un thé.

Cependant, parmi les 90 000 habitants (Kurdes, pour la plupart) de cette ville extrêmement pauvre - 90 % de chômage, selon la municipalité -, nombreux ont fait de la lutte contre cette nouvelle frontière un combat. Certains l'appellent « le mur de la honte ». Quelques jours après l'annonce du projet en octobre, des manifestations ont éclaté à Nusaybin. La police turque a répondu par des gaz lacrymogènes. La fronde contre le mur a trouvé son leader : la maire de Nusaybin, Ayse Gökkan. Celle-ci, qui assure n'avoir jamais été informée de la construction du mur, a prouvé sa détermination : fin octobre, la représentante du parti BDP (parti kurde de Turquie) avait entrepris une grève de la faim de neuf jours dans la zone de construction du mur. « J'ai arrêté car l'armée a affirmé qu'elle allait cesser la construction. Mais une semaine après, elle a repris », m'a-t-elle dit en tirant sur sa clope. La femme de 50 ans observe chaque jour les soldats qui s'activent à la frontière. C'est l'armée turque qui est elle-même chargée de la construction de l'édifice.

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Ici, beaucoup partagent le ressentiment d'Ayse Gökkan. Yusuf, gérant d'une épicerie, faisait partie des cortèges en octobre, où flottaient les drapeaux rouge, jaune et vert aux couleurs du Kurdistan. « On nous dit qu'on construit un mur à cause d'al-Nosra et du trafic de marchandises - mais c'est totalement faux ! Je vends des cigarettes et je n'ai jamais vu le moindre trafic. » Mahsun, trentenaire de la région du sud-est de la Turquie,estime que« la frontière est déjà minée depuis les années 1990 [à l'époque où le leader du PKK Abdullah  ?-calan s'était réfugié en Syrie pour fuir l'armée turque] ! » Pour lui, ce mur est « une provocation supplémentaire de la part du gouvernement ».

Pour les Kurdes de la région, le mur s'attaque directement à leur communauté. Construit sur 7 km - sur les 800 qui composent la frontière syrienne - le mur s'impose au coeur de la zone kurde. Pour Hazni, « construire un mur dans un secteur kurde vise seulement à diviser la communauté kurde ».L'homme souligne qu'« Erdogan avait critiqué le mur de Cisjordanie - construit par Israël - aujourd'hui, il fait la même chose ! »

Pour la maire Ayse Gökkan, plus que diviser les Kurdes, le mur vient achever d'isoler une guerre qui se trame de plus en plus à huis clos. « Il existe déjà un gros embargo sur la Syrie depuis début 2014. Les contrôles turcs ne laissent plus passer les médicaments, ni les denrées alimentaires. » Sacs de farine et bidons d'huiles sont entassés dans le hall de la mairie de Nusaybin. La ville se mobilise afin de faire passer ces denrées en Syrie - entreprise difficile en raison des contrôles accrus des gardes-frontières. « 300 tonnes de produits sont envoyées chaque mois », précise Ayse Gökkan.

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De l'autre côté du rideau de fer, la Syrie

Elle continue : « 8 500 Syriens, majoritairement Kurdes, se sont réfugiés à Nusaybin depuis le début de la guerre ».D'après le gouvernorat de Mardin (autorité régionale) qui contrôle cette région du sud-est, environ 40 000 réfugiés vivraient aujourd'hui dans le sud-est de la Turquie. La plupart d'entre eux sont des Kurdes de Syrie, venus rejoindre leur famille de l'autre côté.

Lorsque l'obscurité tombe, les passages s'intensifient à la frontière : quelques jeunes hommes arrivent à passer, et parfois, des familles entières. Mais tous n'ont pas la chance de s'en sortir. Mi-janvier, trois jeunes Syriens qui tentaient de franchir la zone ont été abattus par l'armée turque. « Nous voulons porter plainte auprès de la Cour européenne des droits de l'Homme », s'indigne Fahrettin Akdeniz, retraité et proche de Ahmet, 21 ans, l'un des trois jeunes tués dans leur périple. Comme les milliers de Kurdes de Syrie, Fahrettin et Ahmet ont fui les roquettes de la guerre civile, en compagnie de huit autres. Réfugiés dans un modeste appartement de Nusaybin, tous attendent la fin du conflit pour retrouver leur pays. « La vie en Turquie n'est pas bonne pour nous, soupire Fahrettin. Nous vivons de petits travaux qui nous rapportent 15 livres turques par jour. Heureusement, les gens de Nusaybin nous donnent de la nourriture. »

Depuis le début de la guerre il y a trois ans, les Kurdes du PYD (parti kurde de Syrie) et de l'YPG (Forces de défense nationale kurdes) ont peu à peu gagné du terrain au nord-est de la Syrie. Le PYD a annoncé en novembre dernier disposer de sa propre administration autonome. Le nord-est possède désormais plusieurs assemblées locales ainsi qu'un gouvernement régional provisoire. Cette révolution kurde aux frontières irakiennes et turques inquiète Ankara. Elle craint que le PYD, perçu par le gouvernement islamo-conservateur comme une projection du PKK, parti étiqueté terroriste pour la Turquie, ne prenne le contrôle du secteur frontalier. « En Turquie, la guerre contre les Kurdes est terminée. Désormais, Erdogan exerce cette guerre en Syrie », analyse Ayse Gökkan.

Dans cette zone acquise au PKK, on fantasme encore sur l'idée d'un « grand Kurdistan » dont Abdullah  ?-calan, emprisonné depuis 1999, demeure le leader. « Nous avons grandi dans la frustration et la douleur, explique Ayse Gökkan. Quand  ?-calan est arrivé [dans les années 1980], il a compris nos peines et nous l'avons suivi. Le PKK était notre liberté. » Sur les façades délabrées de Nusaybin, devant le mur de barbelés, on peut lire une inscription griffonnée à la craie : Kurdistan libre.