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On a demandé à des patrons français de nous expliquer la différence entre un salarié et un esclave

Les P.-D.G. hexagonaux nous prennent-ils tous pour des moutons électriques ?

« Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave […]. »

Parmi les nombreuses conneries prononcées par Friedrich Nietzsche au cours de sa vie, celle-ci figure parmi ses plus illustres. C'est également l'une de celles qui donnent le plus à réfléchir au vu du monde d'aujourd'hui, quelque 120 ans plus tard. En affirmant qu'un être humain libre se doit de maîtriser une majeure partie de ton temps, le philosophe allemand moustachu dissèque ce qui deviendra l'une des critiques constantes adressées à la société occidentale post-révolution industrielle – l'appât du travailleur pour le gain, et donc sa propension à accepter une forme d'esclavagisme déguisé.

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Mais en 2015, qu'en est-il de la liberté du salarié moderne ? Si en France, le chômage affecte bien plus que le chiffre de 3 millions de personnes avancé par l'INSEE, cela n'atténue en rien les revendications au bonheur et à l'émancipation individuelle défendues par certains. Mais développement de soi et travail sont-ils si incompatibles ? Le salarié actuel est-il un ersatz du supplicié de l'Empire romain soumis aux affres du tripalium, cet instrument de torture ayant donné son nom à ce qui est aujourd'hui, dans la bouche de François Hollande, une « valeur de la République » ? Probablement pas. Il n'est malgré tout pas inutile de se pencher sur ce qui différencie réellement l'ouvrier français de l'esclave américain qui travaillait sans relâche dans la solitude des champs de coton du Mississippi.

C'est pour ça que j'ai donné la parole aux potentiels coupables, plusieurs patrons, managers ou P.-D.G français, afin de comprendre comment ils appréhendaient cette relation hiérarchique, parfois considérée comme la traduction de la domination d'un Großkapital égoïste sur une plèbe sans défense.

Image via Flickr

Olivier Mathiot, cofondateur de PriceMinister
« Le rapport au travail a considérablement évolué ces dernières années. Le travail générateur de pénibilité a largement reculé grâce aux évolutions sociales mais aussi technologiques. En effet, le numérique a occasionné une mutation profonde sur au moins trois axes. Tout d'abord, le marché du travail est influencé par des outils numériques qui peuvent faciliter sa fluidité. Ensuite, la possibilité de devenir "patron" s'est élargie à tous grâce aux nouveaux outils technologiques. Enfin, il y a aujourd'hui une grande flexibilité dans le rapport au contrat de travail. Le développement du travailleur indépendant est à ce titre une mutation impressionnante.

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Pour autant, le rapport "esclavagiste" entre un patron et son employé interroge notre intelligence. Selon moi, la perte de liberté individuelle reste une menace. En effet, l'aliénation technologique nous guette si nous ne maîtrisons pas nos outils numériques. Censés nous libérer, ils peuvent finir par prendre le dessus. Il n'y a qu'à observer le développement du travail pendant les vacances ou le soir après la sortie du bureau !

Je reste tout de même persuadé que la révolution digitale va sonner le glas de la pénibilité au travail. Il faudra d'ailleurs prendre cela en considération et modifier le droit du travail français, rédigé à une époque où la relation d'exploitation du travailleur par le patron était encore très forte en France. Aujourd'hui, je ne dis pas que l'aliénation n'existe pas, j'affirme simplement qu'elle est liée à l'addiction aux outils numériques. »

Tom Butin, créateur de l'entreprise de bâtiment Atelier & Concepts
« Si je devais établir une différence entre un salarié et un esclave, je dirais qu'un salarié apporte une valeur ajoutée à son entreprise. De par une utilisation appropriée de ses compétences personnelles, il apporte un savoir-faire spécifique, et donc indispensable. A contrario, un esclave exécute les ordres d'un supérieur sans faire part de son avis et sans apporter un quelconque savoir-faire.

L'une des différences fondamentales entre ces deux statuts réside dans l'échange monétaire propre au rapport patron/salarié – il serait hypocrite de dire le contraire. Mais au-delà de cette donnée purement comptable, l'essentiel demeure cette complémentarité entre un salarié et son patron, complémentarité que tu ne retrouves pas dans la relation maître/esclave. »

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Aujourd'hui, je ne dis pas que l'aliénation n'existe pas, j'affirme simplement qu'elle est liée à l'addiction aux outils numériques.

David Duchange, créateur de la start-up Ubiquity Tech
« Tout d'abord, je tiens à préciser que j'ai fondé mon entreprise en novembre dernier et que je n'ai donc pas encore de salarié à proprement parler – j'emploie uniquement des stagiaires pour le moment. En revanche, j'ai été salarié pendant 15 ans avant ça et j'ai toujours tenu les rênes de ma carrière en faisant des choix bien définis. J'ai changé de job tous les 3 ans afin de voir du pays, de connaître différents managers et différents projets. Au final, c'est ce qui m'a poussé à créer mon entreprise.

En tant que salarié, je ne me suis jamais senti "esclave" parce que j'ai toujours eu la sensation de faire des choses qui me plaisaient. J'étais épanoui, et c'est ça qui m'importait. Avoir le choix de dire "non", de partir, est sans nul doute la grande différence entre un esclave et un salarié.

Après, il est vrai que je n'ai que peu côtoyé des individus sans qualification et sans possibilité d'accéder à des formations professionnelles à l'intérieur-même d'une entreprise. Il est évident que certaines personnes n'ont pas le choix. Ceux-là peuvent se demander si gagner sa vie en faisant un boulot qui ne leur plaît pas est préférable à être au chômage. C'est ça la grande question. Je suis persuadé qu'un chômeur est tout autant esclave de sa situation qu'un salarié modeste – sachant que ce dernier se sent tout de même valorisé par le fait d'avoir un rôle déterminé, et de recevoir un salaire en échange de son travail. »

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Photo : Jake Lewis

Benjamin Lassale, directeur général de VICE France
« Une personne qui vient bosser pour nous le fait généralement pour trois raisons. Tout d'abord, pour obtenir un salaire. Ensuite, il y a la question du statut social – on se sent valorisé quand on travaille au sein d'un média comme VICE. Enfin, le salarié s'investit dans une mission collective qui le motive. Tout cela éloigne considérablement nos employés de la figure de l'esclave, peu au fait des problématiques de bonne volonté et de liberté individuelle.

Lors de nos recrutements, on ne s'intéresse pas simplement aux capacités avancées par le candidat mais aussi à ses motivations personnelles. Je pense que c'est très important dans le cadre de ce que l'on appelle les métiers dits "créatifs". J'ai beaucoup de mal à m'imaginer un esclave accouchant d'une bonne idée sous la contrainte de son maître – selon moi, l'esclave était avant tout un outil.

En ce qui concerne les travailleurs les plus précaires, je crois qu'ils se distinguent des esclaves par la possibilité de se référer au droit du travail et par leur liberté de démissionner de leur entreprise. On pourra me rétorquer que certains n'ont aucune alternative et ne peuvent donc pas partir. À ceux-là je répondrai qu'on ne peut tout de même pas comparer cette situation à de l'esclavage.

Il faut remettre ce mot dans un contexte plus global. On ne doit pas oublier que, dans de nombreux pays, certains employés sont pris au piège de la pauvreté généralisée et n'ont aucun droit du travail pour les défendre – ce sont des esclaves « modernes », et nous sommes tous complices de cette situation. »

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Mohammed Boumediane, créateur de la société Ziwit, spécialisée dans la sécurité web
« Au sein de ma société, j'ai opté pour la mise en place d'un management horizontal. Pour faire simple, j'ai choisi de responsabiliser mes collaborateurs en les incitant à prendre des décisions de manière autonome. Ce type de management est particulièrement adapté aux jeunes – la moyenne d'âge chez Ziwit est d'ailleurs de 27 ans.

J'ai admis il y a bien longtemps que j'étais incapable de décider de tout à tout moment. Je recrute des gens en conséquence – des individus autonomes qui n'ont pas besoin d'un chef qui leur dise constamment quoi faire. Ils prennent des décisions sans me demander mon avis, sachant que l'objectif ultime est de rester leader sur notre marché.

Je préfère excuser un collaborateur qui aurait eu le malheur de prendre une mauvaise décision plutôt que d'étudier chaque projet et de perdre un temps fou. De plus, je ne me considère pas comme étant le plus intelligent, alors je laisse une grande marge de manœuvre à mes employés, qui sont là pour inventer et non pour exécuter – alors que le rôle de l'esclave est exactement l'inverse. »

Photo via Flickr

Arnaud Paul, patron du bar Le Café Brun, à Bordeaux
« Je dirais qu'un employé fait partie d'un édifice. Il y ajoute sa pierre afin de participer au bon fonctionnement de l'ensemble. Cette attitude d'implication et de progression constante me paraît essentielle, car elle valorise l'individu. Les gens qui travaillent pour quelqu'un – ou pour eux-mêmes – sont guidés par l'importance d'être reconnus par les autres à travers leur métier. À cela s'ajoute la notion de "plaisir", donnée majeure qui empêche toute comparaison avec l'esclavage. Personnellement, j'ai l'impression de travailler tout le temps, je ne compte pas mes heures, et je le vis très bien.

En tant que patron, je m'évertue à redistribuer les bénéfices à mes employés. Je ne parle pas uniquement d'argent mais aussi de la possibilité d'améliorer la vie de mes salariés en aménageant par exemple, leurs horaires. En revanche, je sais bien que beaucoup de gens vont au travail à reculons, ce qui est terrible. Connaître une telle morosité au quotidien relève du sacerdoce. Les impératifs économiques sont si prégnants que certains en viennent à passer un tiers de leur temps dans une entreprise qui ne leur plaît pas, tout ça pour nourrir leur famille – la dimension sacrificielle est forte, il faut l'admettre.

Pour élargir le sujet, je tiens à dire que je suis convaincu que les Français ne sont pas si "libres" qu'on le croit. L'imposition en France est telle que l'État est clairement en position de force face à l'ensemble de la société – ce même État qui, lui non plus, n'est pas libre dans sa prise de décision. Quand j'allais à l'école, mon professeur évoquait les multiples impôts qui pesaient sur les différentes communautés au Moyen-Âge. La dîme, la gabelle, tous ces instruments étaient synonymes d'oppression. Les choses n'ont pas beaucoup changé. »

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