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Ziggy Stardust fut la première rock star de la science-fiction

Un héros androgyne à coupe mulet + des chansons géniales + une grosse dose de science-fiction = Ziggy Stardust. On n'a plus rien revu de tel depuis, hélas.

Ce matin, David Bowie est mort, emporté par un cancer contre lequel il se battait depuis dix-huit mois. Et si Bowie le musicien fut l'une des plus grandes icônes du rock et de la pop (entre autres) du XXème siècle, il fut aussi un véritable personnage de science-fiction, et l'album The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, sorti en 1972, une œuvre de SF à part entière contenue dans un unique LP. C'est à cette facette de David Bowie que notre collègue Brian Merchant rendait hommage, déjà, en 2013, à l'occasion de la sortie de l'album The Next Day, en reproduisant des extraits d'une interview entre Bowie et William Burroughs réalisée en 1974 pour le magazine Rolling Stone. Nous la traduisons ici pour la première fois.

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David Bowie vient de sortir The Next Day, son premier album en presque 10 ans. La pochette est un discret hommage à un autre album, Heroes, à ses alter egos, et à une époque faste du rock 'n' roll aujourd'hui disparue. Toute cette folie est désormais derrière nous, et Bowie n'est qu'un vieux mec qui fait du rock parmi tant d'autres.

Enfin non, pas tout à fait. Bowie est toujours Bowie. Et sa musique, donc, est plus sauvage, plus inspirée et plus intéressante que tout ce qui se fait dans le monde de la pop.

Cela dit, cette histoire de « Jour d'après », littéralement, m'embête un peu. Ça veut dire qu'il n'y aura plus de théâtre, de grands drames. Plus de trilogies berlinoises. Plus de Thin White Duke. Plus de Ziggy Stardust.

Et c'est ça qui est terrible. Peu de musiciens ont eu le culot de faire tourner un album entier autour d'une idée aussi grandiose et absurde et fabuleuse que The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars. À savoir, l'histoire d'un Martien rock star débarqué sur Terre pour divertir l'humanité pendant les cinq dernières années de son existence, qui finit par se prendre pour le prophète du fameux « Starman » censé sauver les Hommes, et qui finit par être détruit par la drogue et par ses propres fans. C'est une véritable œuvre de science-fiction à part entière, qui tient en un album. Bowie, évidemment, donna vie à son concept en incarnant lui-même Ziggy. Et l'album est incroyable.

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Bowie a inventé une véritable mythologie pour donner du corps à l'histoire que racontent ces 11 chansons. Il a tout expliqué à William Burroughs dans les années 1970, quand le maître de la Beat Generation traversait lui-même une sorte de phase SF, à sa manière.

Cet article absolument fascinant de Rolling Stone a rassemblé les deux monstres de la pop culture pour une raison inconnue (genre, ils étaient tous les deux à Londres à ce moment-là ?), et le titre de cette histoire pourrait être traduit par « Le Parrain du Beat rencontre le Prince des Paillettes ». C'est fou.

Bref, Burroughs interviewe Bowie, et celui-ci raconte en détail comment il a conçu Ziggy Stardust. Lisez plutôt :

Burroughs : Tu peux nous expliquer cette histoire de Ziggy Stardust ? Si je comprends bien, le monde est au bord de l'extinction, et disparaîtra dans cinq ans.
Bowie : On est effectivement cinq ans avant la fin du monde. Cette fin a été annoncée parce qu'on manque de ressources naturelles. Ziggy arrive à un moment où tous les gosses ont accès à tout ce qu'ils veulent, ou en tout cas à ce qu'ils croyaient vouloir. Les plus vieux ont perdu tout contact avec la réalité, et les plus jeunes se retrouvent livrés à eux-mêmes, à prendre tout ce qu'ils peuvent. Ziggy faisait partie d'un groupe de rock 'n' roll, mais les gosses en ont marre du rock 'n' roll. De toute façon, il n'y a plus d'électricité, donc on ne peut plus en jouer. Le conseiller de Ziggy lui dit donc de chanter les infos, car il n'y a plus d'infos. Alors Ziggy fait ça, et les nouvelles sont terribles. « All the Young Dudes » parle de ça. Ce n'est pas un hymne pour la jeunesse comme certains l'ont cru. C'est tout l'inverse.
**Burroughs: **D'où vient cette idée ? Celle de Ziggy et des cinq ans ? Évidemment, l'épuisement des ressources naturelles n'entraînera pas la fin du monde. Ça provoquera l'effondrement de la civilisation. Et la population sera réduite de trois quarts.
Bowie: Exactement. Ce n'est pas la fin du monde pour Ziggy. La fin ne survient que quand les infinis arrivent. Ils sont un véritable trou noir, mais j'ai choisi d'en faire des individus parce qu'il serait très difficile d'expliquer un trou noir sur scène.
**Burroughs: **Oui, avoir un trou noir sur scène coûterait un peu cher. Et ce serait une sorte de performance infinie, qui commencerait par engloutir Shaftesbury Avenue..
Bowie: Dans un de ses rêves, les infinis disent à Ziggy d'annoncer la venue d'un homme des étoiles, donc il écrit « Starman », qui est la première nouvelle un peu réjouissante que les gens entendent. Alors ils s'y accrochent immédiatement. Ces hommes des étoiles dont il est question, ce sont les infinis, qui se déplacent en sautant de trou noir en trou noir. Et Ziggy a beaucoup parlé de ces incroyables êtres venus des étoiles pour sauver la Terre. Ils débarquent quelque part à Greenwich Village. Mais ils se fichent complètement de notre sort, et ne nous sont d'aucune utilité. Ils se contentent d'apparaître dans notre univers à travers un trou noir. Toute leur vie se résume à ça : voyager d'univers en univers. Dans le spectacle, sur scène, l'un d'entre eux ressemble à Brando, un autre est un noir qui vient de New York. J'en ai même une qui se fait appeler Queenie the Infinite Fox.
Mais Ziggy se met à croire à ses propres histoires, et finit par se prendre pour le prophète du futur homme venu des étoiles. Il s'adonne à une spiritualité sans bornes, et ses disciples le maintiennent en vie. Quand les infinis arrivent, ils prennent des morceaux de Ziggy pour se rendre réels, car à leur état original ils sont de l'antimatière et ne peuvent donc pas exister dans notre monde. Et ils le réduisent en pièces pendant la chanson « Rock 'n' roll Suicide ». Dès que Ziggy est mort sur scène, les infinis récupèrent ses éléments et se rendent visibles. C'est de la science-fiction moderne, et c'est ce qui m'a retourné le cerveau quand j'ai lu Nova Express, publié en 1961. Peut-être bien qu'on est les Rodgers et Hammerstein des Seventies, Bill !

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Des trous noirs, une apocalypse imminente, des prophètes extraterrestres, du voyage interstellaire, et des êtres d'antimatière. C'est de la science-fiction pure et dure, cette histoire. Bowie parcourt tous les thèmes les plus populaires de la science fiction de l'époque, sur fond de surconsommation des ressources naturelles, en écho à

la théorie de la "bombe P" (la surpopulation) de Paul Ehrlich

, très en vogue dans les années 60-70. C'est vraiment incroyable. Il n'y a pas d'équivalent moderne. C'est comme si Kanye West sortait aujourd'hui un concept album sur la matière noire, la vie dans les abysses, la théorie des cordes et le réchauffement climatique. Et pourtant,

Ziggy Stardust

lança véritablement la carrière de Bowie. Ce fut son premier album dont les singles se retrouvèrent en tête des charts, et la tournée fut un immense succès. Ses albums précédents furent réédités. Il causa beaucoup d'agitation : le spectacle flamboyant, son androgynie agressive, les rumeurs entourant la sexualité de Bowie – tout cela faisait partie d'un spectacle bien rodé.

Le fait que Bowie, qui devint célèbre grâce à sa galerie d'alter egos fictifs, ait lancé sa carrière à travers un personnage aussi imprégné de science-fiction en dit long. On était en 1972, soit en pleine course à l'espace. Peu après que 2001, l'Odyssée de l'espace soit devenu un immense phénomène (d'ailleurs, Bowie et Burroughs le mentionnent tous deux dans l'interview précédente.) Star Trek envahissait les écrans de télé, et Star Wars s'apprêtait à débarquer.

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La pop culture, autrement dit, subissait de plein fouet l'influence de la science-fiction. Très peu de musiciens, voire aucun, avaient trouvé un aussi bon moyen d'exploiter cet intérêt nouveau pour tout ce qui touchait au domaine intergalactique de façon un peu sexy ; qui convienne à une rock star, en somme. Le mélange de SF et de glamour concocté par Bowie était aussi à la mode que novateur en 1972. Cela a sans doute rendu son personnage plus intriguant et acceptable pour le public britannique : Ziggy n'était pas juste un homme androgyne et bizarre. C'était un extraterrestre.

Le biographe de Bowie, David Buckley, estime que Ziggy Stardust et la tournée qui l'a accompagné « ont profondément bouleversé les codes du rock de l'époque » et « ont sans doute engendré le plus grand culte de la musique populaire. » Et vous connaissez la suite. Bowie est aujourd'hui l'une des plus célèbres rock stars de l'histoire. C'est un compositeur de génie, évidemment, mais c'est aussi l'un des personnages les plus fascinants du genre. Sa légende trouve ses racines dans ce coup de maître, ce sommet d'imagination. Ziggy Stardust est autant un monument du rock que de la science-fiction.

Mais cette ère est désormais terminée. Des groupes comme Green Day ou Coldplay se hasardent quelques fois à sortir un « concept album », mais ils sont mous là où Bowie visait les sommets. Et puis bon, c'est Green Day et Coldplay, quoi.

En outre, la science-fiction n'occupe plus la même place centrale au sein de la pop culture. Elle reste populaire, mais en tant que genre à part, destiné à accueillir quelques films d'action. Elle ne soulève plus les foules comme dans les années 1970. Et on ne peut que regretter qu'il n'y ait pas de nouveau Ziggy Stardust pour la réveiller un peu.

Images: Fanpop