Chili revolte echec
Société

Au Chili, 3 ans après la révolte

« On réalisait petit à petit que la plupart avaient voté contre. Et là je suis tombé de haut. C’était un échec, après tant d’années de lutte et de souffrance. »

En octobre 2019, des manifestations ont éclaté dans l’un des pays au climat sociopolitique les plus tendus du continent. Les étudiant·es, à l’origine de ce mouvement de contestation, ont bloqué le métro pour protester contre l’augmentation du ticket. Rapidement, la colère s’est étendue à toute la population, qui a aussi protesté contre la corruption, la criminalité, les écarts de richesses, ou encore la gestion des retraites, du système de soins de santé, de l’éducation. Tout le pays s’est retrouvé paralysé par l’ampleur du mouvement. 

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Après le vote en référendum pour l'écriture d'une nouvelle constitution par une assemblée citoyenne en 2020 et l'élection un an plus tard du plus jeune président de l’histoire du pays, Gabriel Boric (35 ans), issu d'une coalition de gauche, le Chili semblait parti sur une nouvelle dynamique. Mais après ça, il y a eu l'échec du référendum constitutionnel de 2022, la plus progressiste qui aurait pu exister, qui reconnaissait notamment les droits des peuples indigènes, des personnes handicapées, de la communauté LGBTQIA+, et qui garantissait un accès à l'éducation, une répartition des richesses, un droit à la terre, etc. Puis, en mai dernier, il y a eu le « triomphe éclatant » de l’extrême droite lors des élections constituantes – l’Assemblée constituante a la responsabilité de proposer une nouvelle Constitution.

Dans le sillage de ce qui c'était passé en 2019, et les 40 années sous la constitution de Pinochet, héritage de la junte militaire, l'histoire aurait pu radicalement changer. On était proche d'un bouleversement important de l’histoire. Et pourtant…

Après avoir passé plusieurs mois au sein des mouvements de révolte de 2019, j’ai gardé des liens forts avec ce pays, en plus de m’être créé de solides liens d’amitié. Il y a quelques mois, j’y suis retourné avec Jasbeer pour prendre des nouvelles de mes ami·es. On s’est surtout concentré·es sur Santiago.

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Azul (24 ans), étudiante en journalisme

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« Le deuxième jour des manifestations, le 18 octobre 2019, je vivais ma vie normalement. Ça faisait deux semaines que j’étais rentrée d’Espagne. Tout le monde sortait dans la rue pour manifester, il y avait une ambiance particulière. J’ai décidé d’y aller aussi, poussée par un ras-le-bol général. Mon père s’était rendu sur la place d'Italie, renommée Plaza de Dignidad pendant “La Revuelta”. Il y avait énormément de monde et je ne le trouvais pas. 

À ce moment-là, c’était encore une manif “normale” – sans blessé·es, ni mort·es. Les gens criaient sur les militaires et avançaient vers eux. Je me suis vite sentie stimulée par l'énergie qu’il y avait, et par des années de colère aussi. Personne n'avait peur, on n’avait jamais connu ça. Même quand ils ont commencé à tirer au sol, on a continué à avancer. Et puis tout à coup, un militaire a pointé le photographe à côté de moi avec un flash-ball. Je lui ai crié dessus, son collègue a levé son arme, il a visé ma tête et m’a tiré dessus.

Sur le moment, je pensais que j'avais perdu l'ouïe, j'entendais un “BIIIP” qui ne s'arrêtait pas. Je comprenais pas ce qu’il m’arrivait. Puis je suis tombée au sol. Des gens se sont occupés de moi jusqu’à mon arrivée à l’hôpital. Un garçon m’a donné la douille comme preuve. Tout était flou. En me réveillant à l’hôpital, le médecin m’a demandé de ne pas dire que c’était lui qui m’avait soignée. Je pense que tout le monde avait peur et ne savait pas ce qui allait se passer dans le pays. La police est arrivée pour m'interroger, mais je me souviens que mes parents les ont remballés. On a été voir la PDI (le service d'enquêtes de la police chilienne, NDLR), où j’ai porté plainte avec plusieurs vidéos récupérées comme preuve, la douille et des photos. Malheureusement, ma plainte a été classée sans suite. »

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Le lendemain, le 19 octobre, le président Sebastián Piñera déclare l’état d'urgence et l’armée est déployée dans les rues. Un couvre-feu est aussi instauré. Azul est l’une des premières victimes de cette violente répression. Malheureusement, le décompte ne s’arrête pas là. Pendant toute la durée du mouvement, des centaines de personnes ont été blessées, certaines ont perdu un œil et plusieurs cas de viols par les forces de l’ordre ont été reportés. 34 personnes ont été tuées (officiellement). Plusieurs centaines de prisonnier·es politiques ont été mis·es en geôle, dont énormément de jeunes de quartiers défavorisés.

Tomàs nous reçoit dans l'arrière-cour de l’épicerie familiale située dans le quartier de Macul. Il faisait partie de ce qu’on appelait « La Primera Linea », la première ligne qui luttait frontalement contre les forces de l’ordre. 

Tomàs (26 ans), gérant d’un magasin

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« Je me suis investi naturellement dans ce mouvement de contestation. J’ai commencé par apporter des repas aux manifestant·es. J’y allais seul, je voulais apporter ma pierre à l’édifice. Petit à petit, au fur et à mesure que ma colère montait, je me suis investi pleinement et j’ai intégré la Primera Linea.

J’étais contre ce monopole de la violence. Au-delà de la violence symbolique perpétrée par l'État dans nos vies quotidiennes, j’étais en colère face aux violences physiques faites au peuple durant les manifestations. Je pouvais pas accepter ça. Mon rêve, c’était de changer notre réalité, d’imaginer un avenir différent pour nos quartiers, nos classes sociales, pour les plus jeunes.

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On n’avait pas peur, parce que notre génération n’a pas connu la dictature. On ne pensait pas la police et l’armée capables de commettre de telles atrocités… Et pourtant, ils ont agi en toute impunité. La violence de l'État n’avait pas d’égal. Petit à petit, beaucoup de gens ont eu peur de mourir, de finir en prison ou de se faire torturer. Le mouvement a perdu de son ampleur et les médias ont relayé en boucle des images de pillages ou d’incendies, en parlant uniquement des “casseurs”. »

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Tomàs, comme beaucoup d’autres jeunes des quartiers populaires, rêvait d’un changement. Il nous explique que son tatouage, il se l’est fait par rapport manifestations, qu’il garde comme une trace indélébile de cette période. 

Au-delà des affrontements violents entre la Primera Linea et les Carabineros, la police chilienne, il existait tout un tas d’actions non-violentes organisées au cœur des manifestations. L’une des caractéristiques du mouvement, outre son ampleur, c’est sa riche diversité sociale. On a par exemple échangé avec Nacha, prof de danse, qui organisait des performances artistiques lors des rassemblements. 

Nacha (36 ans), prof de danse 

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« Les médias ont mis l’accent sur la violence des manifestant·es sans mentionner la forte répression policière et militaire, puis surtout sans parler du reste du mouvement. Derrière la Primera Linea, on était beaucoup à organiser des événements et des performances pour dénoncer la situation. On organisait des actions où on dansait en criant les noms des prisonnier·es politiques ou des personnes tuées par les forces de l’ordre. Le monde artistique et le monde culturel ont toujours eu une place importante au sein du militantisme chilien. Que ce soit sous la dictature ou actuellement, l’art est un vecteur de communication, de rassemblement, de dénonciation face à la répression. C’était de notre devoir de se bouger. »

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En plein mouvement de révolte, la COP25 devait avoir lieu au Chili, mais elle a dû être déplacée à Madrid à cause du contexte. Chicho vivait à Barcelone en 2019. Il est revenu au Chili l’année d’après. Il nous a raconté comment il a vécu la situation, loin du pays.

Chicho (34 ans), travailleur social et éducateur

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« C’est un sentiment très particulier que de se retrouver à 10 000 kilomètres de chez soi quand un tel mouvement de révolte éclate. Ça faisait des années qu’on l’attendait, mais je pensais pas que ça arriverait aussi vite… J’avais peur pour mes ami·es, ma famille, parce que je sais que la police chilienne est violente. Je savais de quoi ils étaient capables mais d’un autre côté, j’avais espoir. L’espoir d’un changement…

Beaucoup d’images arrivaient via les réseaux, internet, les médias, puis y’avait aussi des retransmissions en live. On essayait de rester en contact un maximum possible avec nos familles. On organisait des rassemblements à Barcelone, entre Chilien·nes, pour lever des fonds et informer en Europe de ce qu’il se passait. Malgré tout, quand on apprenait certaines nouvelles, comme l’incendie du magasin Kayser dans le quartier de Renca et la mort de plusieurs manifestant·es tué·es par balles mais déclaré·es mort·es à cause de l’incendie, on avait toujours peur pour nos proches. »

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Après plusieurs mois de manifestations, la pandémie de Covid-19 et le confinement imposé dans le pays sauve le gouvernement de Piñera. Les manifestations prennent fin. Malgré tout, le peuple chilien obtient une victoire avec un référendum le 25 octobre 2020. Les Chilien·nes se rendent aux urnes et approuvent, avec une écrasante majorité de 78%, l’écriture d’une nouvelle Constitution. Le texte est voté le 4 septembre 2022. Mais il est refusé

Angel, tatoueur, a fait partie des personnes en charge du décompte des votes. 

Angel (39 ans), tatoueur

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« Je me suis énormément investi en 2019. J’avais co-écrit un fanzine rassemblant des témoignages. On avait appelé ça “Je te raconte l’éclatement social : parce qu’écrire notre histoire fait partie de la lutte”. Ensuite, les semaines précédant le vote, je me suis démené pour que les gens comprennent l’importance de cette nouvelle constitution.

Le jour du vote, j’étais assesseur avec une amie. Quand on a commencé à compter les votes, on réalisait petit à petit que la plupart avaient voté contre, et là je suis tombé de haut. Je m’y attendais pas, vraiment. C’était plus qu’une déception. C’était un échec, après tant d’années de lutte et de souffrance.

Le problème, c’est la campagne de désinformation qui a eu lieu sur les réseaux sociaux. On voyait des pubs qui disaient qu’on allait perdre notre résidence secondaire si on votait pour la nouvelle constitution. Des gens qui ne sont même pas propriétaires disaient que c’était un scandale et qu’il fallait voter contre. C'était que des fake news… D’autres pubs disaient qu’on allait nous enlever l’éducation gratuite, qu’on allait payer plus d’impôts… » 

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Sebastián Valenzuela, enseignant-chercheur de l’université catholique du Chili a qualifié le phénomène de « désinformation brutale et de contamination informationnelle visant à la confusion ». Cette campagne de désinformation menée sur les réseaux sociaux peut expliquer en partie le refus de cette nouvelle constitution, mais pas que. Notre ami Pancho, chez qui on loge, nous explique avoir voté contre. Il a participé aux manifestations de 2019 et la dernière chose à laquelle je pouvais m’attendre, c’est l’issue son vote.

Pancho (38 ans), artiste

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« Beaucoup de gens parlent de cette constitution mais très peu ont réellement lu le texte… Je suis pour le changement, sauf que selon moi, Chili n’est pas prêt pour cette constitution. Et puis ce texte ne représentait pas l’espoir qu’on avait pendant La Revuelta. Ce texte aurait rendu publiques la plupart des institutions… Je ne suis pas forcément pour cette idéologie. Ce sont les indépendants qui font tourner l’économie de notre pays. Je ne veux pas que l’État prenne une place encore plus importante dans ma vie. Je pense que l’esprit de notre révolte n’était plus là dans l’écriture de cette constitution. » 

La désinformation, le néolibéralisme poussé à l’extrême – qui a servi de laboratoire aux Chicagos Boys –, la complexité d’une population métissée ou la violence d’État permettent d’apporter des éléments pour expliquer le refus de cette nouvelle constitution. C’est ce que vient clarifier Constanza Tizzoni Salas, anthropologue à l’université catholique du Chili. 

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Constanza (33 ans), prof d’anthropologie et chercheuse à l’université catholique du Chili

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« La nationalisation d’une grande partie des services prévue dans la constitution a fait peur aux Chilien·nes. Ce système est vu comme un système punitif. Il était donc impensable pour certain·es de donner davantage de pouvoir à l’État en nationalisant certaines entreprises. La campagne de désinformation a utilisé cette peur pour semer le doute. Malheureusement, la privatisation excessive entraîne le peuple dans une relation malsaine avec la dette. Les Chilien·nes s’endettent pour avoir accès à la technologie, la nourriture ou l'éducation. Par mon travail ethnographique, j’ai par exemple établi un lien entre l’endettement dans un système néolibéral et la dépression. »

Enfin, on s’est rendu·es dans le quartier populaire de La Granja où on a rencontré Oscar. Il travaille pour l'administration communale de ce quartier, et nous a fait visiter l’Espacio Matta, un lieu hautement symbolique pour lui. C’est un centre culturel où se trouve la peinture El primer gol del pueblo chileno, réalisée en 1971 par Roberto Matta, en mémoire de l’anniversaire du gouvernement de Salvador Allende, le président tué lors du coup d'État d’Augusto Pinochet en 1973. La peinture a d’abord été recouverte par la junte militaire du dictateur, qui ne voulait laisser aucune trace du passé culturel communiste du Chili, avant d’être restaurée bien plus tard, en 2005.

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Oscar, qui a vécu et subi la dictature comme opposant politique, a travaillé en tant que conseiller pour trois présidents différents depuis le retour de la démocratie. Il nous raconte son point de vue sur le « rechazo » (le rejet, en espagnol).

Oscar (59 ans), travailleur social et conseiller politique

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« Je m’attendais pas à ce qu’un mouvement d’une aussi grande ampleur, comme celui de La Revuelta, arrive aussi vite au Chili. On sentait la colère gronder. Il n’a suffit que de quelques étincelles pour que tout s’embrase. Je me suis investi pleinement dans les manifestations, pour convaincre les gens du quartier. La Granja, c’est 148 000 personnes. Un pouvoir électoral non négligeable… On a tout fait pour convaincre, informer, expliquer aux gens les bienfaits de cette nouvelle constitution.

Malheureusement, on devait faire face à cette campagne de désinformation mise en place par des élites financières du pays. Au Chili, il n’existe pas vraiment de classe moyenne à proprement parler, il y a des exploiteurs et des exploité·es. Il y a le nord de Santiago et le sud de Santiago. Le système éducatif a été détruit depuis bien longtemps, il ne reste aucune institution de référence comme l’Eglise, qui a perdu sa place. La Revuelta, c’est ces deux mondes qui s’affrontaient. Seulement, l’un des deux avait le monopole de la violence, de la justice et de l’abus, et l’autre rien.

La nouvelle constitution aurait permis de nationaliser pas mal de services et de ressources dans le pays. La dernière fois qu’on a vu ça, c’était sous la gouvernance du président Allende. On connaît la suite… C’était évident que la caste dominante n’allait pas laisser opérer ce changement. Selon moi, le gouvernement s’est attardé sur des points qui méritent notre attention, un vrai changement, mais qui hélas ne reflètent pas les priorités du peuple. Ici, je parle des lois sur la protection des droits animaliers, la sexualité, les genres, l’écologie... Ils sont d’une importance primordiale, mais ce sont des réflexions post-matérielles. Je pense qu’il aurait fallu d’abord mettre l’accent sur les besoins primaires de la population, faire quelque chose pour rendre les conditions de vie décentes. C’est là qu’on a perdu une grande majorité des soutiens et offert le pays en pâture à l’extrême droite pour organiser sa désinformation. »

En quittant celles et ceux qu’on a rencontré·es, on se rappelle de cette phrase reprise dans les manifestations : « Le néolibéralisme naît et meurt au Chili. » Le néolibéralisme a gagné cette bataille, et le Chili ne sera pas le laboratoire d’un changement de paradigme. 

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