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Tech

Au Brésil, Whatsapp devient un champ de bataille politique

L’application de messagerie, devenue un quasi-réseau social en Amérique du Sud, est-elle l’outil parfait pour la désinformation ?
Whatsapp est au centre d'une bataille politique avant le dernier tour de l'élection présidentielle brésilienne

Plusieurs mois avant l’élection présidentielle brésilienne, chercheurs et journalistes faisaient part de leur inquiétude : et si les fake news envahissaient la campagne ?

Le Brésil réunit en effet tous les ingrédients pour que la désinformation prospère : une population très connectée, une méfiance grandissante envers les institutions politiques et médiatiques, et un climat politique plutôt tendu, comme le montre le score écrasant au premier tour de l’élection de Jair Bolsonaro, candidat d’extrême-droite aux propos misogynes et racistes.

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Depuis le début de l’année 2018, la justice brésilienne a donc engagé des moyens pour lutter contre les fake news. Différents projets de fact-checking ont vu le jour. Des dizaines de pages Facebook ont été fermées avant même l’élection. Mais fact-checkers, juges et chercheurs se heurtent à un obstacle : aujourd’hui, c’est sur Whatsapp que se joue une partie de l’opinion publique.

Le Brésil est accro à Whatsapp

L’application de messagerie, rachetée par Facebook en 2014, est un outil essentiel pour les 120 millions de Brésiliens qui l’utilisent — presque 60% de la population. Parler avec sa famille, s’informer sur le trafic, prendre des rendez-vous professionnels, commander une pizza ou vérifier les horaires de son club de judo : Whatsapp fait bien plus que remplacer le SMS. Les opérateurs téléphoniques brésiliens ne s’y trompent pas et offrent son utilisation dans certains forfaits.

En plus des réseaux sociaux, c’est donc aussi sur Whatsapp qu’une vague de désinformation a déferlé. Fernando Haddad, candidat du Parti des Travailleurs (PT), s’est vu accuser de promouvoir l’homosexualité auprès des enfants. Le jour même de l’élection, une vidéo censée prouver une fraude électorale sur une urne électronique a circulé. En première ligne pour vérifier l’information, Sergio Lütdke, à la tête de Comprova, un projet de fact-checking collaboratif impliquant 24 médias brésiliens, juge cette vague sans précédent dans l'histoire des élections présidentielles brésiliennes, même si les comparaisons chiffrées sont difficiles : « Je ne crois pas que le niveau de fake news était le même, et Whatsapp était moins répandu ».

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Pour tenter d’évaluer les dégâts, le projet Eleições sem fake (Elections sans fake) a monté un outil de surveillance de Whatsapp, étudiant près de 350 groupes publics sur l’application. Le constat est sans appel : sur les 50 images les plus partagées dans ces groupes, seules 4 sont totalement vraies. « Il ne s’agit ici que des groupes publics que nous surveillons », rappelle Pablo Ortellado, chercheur à l’université de São Paulo et qui a participé à cette étude. « Sur Whatsapp, il nous est impossible de cartographier le partage des contenus ».

Des fake news intraçables

C’est bien le problème : sur Whatsapp, impossible d’effectuer une analyse précise des messages partagés ou de remonter à la source d’une fake news. Et la justice électorale, qui semble prise de court, a beau clamer que le volume de désinformation n’est pas si important, elle multiplie ces derniers jours les rencontres avec des représentants de l’entreprise.

Et les dégâts semblent bien réels. Pour nombre de Brésiliens, Whatsapp sert aussi à s’informer sur l’actualité politique. « On croit plus ce qui est partagé par des connaissances, des membres de la famille, des amis, des voisins », estime Fabricio Benevenuto, chercheur associé à l’université fédérale du Minas Gerais et qui participe au projet Eleições sem fake. Les messages, souvent courts, privilégient les images, les vidéos et les enregistrements audio : on peut rapidement les partager non seulement à ses contacts, mais aussi aux groupes dont on est membre.

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Pour Sergio Lüdtke, tous les candidats sont visés. « Mais nous traitons les sujets en fonction de leur viralité », explique-t-il. « Et les fake news attaquant Fernando Haddad ont été beaucoup plus partagées que celles contre Bolsonaro ». Une explication est l’activité importante des électeurs de Bolsonaro sur les réseaux sociaux. Ce dernier, qui a bénéficié d’une très petite part de publicité télévisée, s’est largement appuyé sur les réseaux sociaux.

Le spectre d’une campagne organisée

Au point de monter une stratégie pour diffuser des fake news sur Whatsapp ? D'après le Folha de S. Paulo, l'un des plus grands quotidiens du pays, Bolsonaro bénéficierait de l'aide d'entrepreneurs qui dépensent des millions de dollars pour inonder l'application de messagerie de fake news. Le PT a immédiatement annoncé saisir la justice, le candidat d’extrême droite a lui nié toute implication ou stratégie de désinformation. « On ne peut pas avoir de certitude absolue d’une campagne organisée, vu qu’on ne peut pas remonter à la source », juge Fabricio Benevenuto. « Mais il y a des indices, comme le volume particulièrement élevé de fausses informations ». « Ce que nous avons pu établir, c’est qu’il y a un partage à la fois pyramidal et par réseaux. Les contenus sont envoyé à des activistes locaux, et sont alors partagés dans les groupes publics et privés dont ils sont membres » détaille Pablo Ortellado. « De là, les messages sont à nouveau partagés par les individus à leurs propres contacts. »

Des rumeurs ont même évoqué une possible ingérence russe avant l’élection, tandis que d’autres pointent du doigt Steve Bannon. L'ancien stratège de campagne de Donald Trump et fondateur de Breitbart a effectivement rencontré Eduardo Bolsonaro, un des fils du candidat. « Mais nous n’avons vu aucune trace d’intervention étrangère » affirme Pablo Ortellado. En 2017, la barrière de la langue a empêché l'extrême droite numérique américaine d'influencer l'élection présidentielle française. Aujourd'hui, cette même barrière limite la possibilité d'une « ingérence grassroots » similaire au Brésil, peu de Brésiliens parlant une autre langue que le Portugais.

Pour Pablo Ortellado et Fabricio Benevenuto, signataires avec la plateforme de fact-checking Agência Lupa d’une tribune sur le sujet dans le New York Times, le Brésil ne peut pas rester les bras croisés. Plutôt que de bloquer totalement Whatsapp, ce qui est déjà arrivé plusieurs fois au Brésil, ils ont plusieurs propositions : réduire le nombre de transferts possibles d’un message, comme en Inde après une vague de lynchages suite à des rumeurs partagées sur Whatsapp ; limiter la taille des nouveaux groupes, ou réduire le nombre de destinataires d’un message. « Il s’agit d’une solution temporaire. Le but n’est pas d’affecter tout le monde, mais uniquement de bloquer la propagation massive de messages », précise Fabricio Benevenuto. « Et il faudra ensuite réaliser un travail d’investigation : qui sont les acteurs derrière ces campagnes ? »

Pour le moment, mieux vaut se préparer à une nouvelle vague d’information farfelues, comme les biberons aux tétines en forme de pénis qu’aurait soi-disant fourni le PT à des crèches. Selon le Folha de S. Pauo, une nouvelle vague de messages est prévue pour la dernière semaine avant l’élection.

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