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Les insectes cyborgs seront-ils les espions de demain ?

Les animaux soldats sont souvent aussi absurdes qu'inquiétants.

Quelque part dans un centre d'essais de la CIA, dans les années 1960, un corps anesthésié reposait sur une table, entouré d'une équipe de scientifiques. Ceux-ci s'apprêtaient à lui implanter dans l'oreille un microphone destiné à l'espionnage, ainsi qu'une antenne glissée sous la peau et un émetteur radio placé à la base du crâne. La touche finale apportée à cette machine-espion bien vivante serait une batterie attaché à son estomac.

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Ce cyborg en lequel la CIA plaçait tant d'espoirs n'était pas l'homme qui valait trois milliards, mais un chat qui valait quinze millions. Quand les scientifiques eurent terminé l'opération, ils lâchèrent le sujet de leurs travaux dans un parc avoisinant. Il s'enfuit, et fut presque immédiatement écrasé par un taxi, mettant ainsi promptement fin à "l'Opération Chaton Acoustique". Des documents fortement censurés relatant les recherches de l'agence sur les chats peuvent être parcourus ici.

Le recours aux animaux pour des opérations militaires a souvent une dimension absurde. Parfois, leur rôle obéit à une logique incontestable, comme dans le cas du chien qui a aidé à trouver Osama ben Laden à Abbottabad, au Pakistan, ou les chevaux qui servent toujours dans les armées américaine et britannique. Mais parfois, la réalité ressemble étonnamment à la fiction la plus surréaliste. L'armée polonaise a-t-elle vraiment compté dans ses rangs un ours nommé Wojtek ? L'armée soviétique a-t-elle vraiment déployé un bataillon de rennes pendant la Seconde guerre mondiale ? Les Américains, à la même époque, voulaient-ils vraiment envoyer des "bombes-chauves-souris" au Japon ? Sont-ils en train de former des dauphins au combat ?

De fait, oui. En tout cas, ils l'ont fait par le passé (même si la marine américaine assure qu'elle forme des dauphins à "détecter les menaces" plutôt qu'à véritablement combattre). Mais le futur des animaux de combat devrait plutôt ressembler à de la science-fiction. Ce futur a un nom : la bio-ingénierie.

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"Il est beaucoup plus simple de prendre le contrôle du système nerveux d'un insecte que de celui d'un chien ou d'un homme"

Dans son ouvrage intitulé Frankenstein's Cat : Cuddling Up to Biotech's Brave New Beasts, paru en 2014, Emily Anthes revient sur une multitude d'expériences destinée à élever, transformer et améliorer des êtres vivants, qu'il s'agisse de moutons clonés, de rats cyborgs ou de poissons bioluminescents.

Anthes m'a assuré que cette tentative de la CIA de créer des chats-espions était l'expérience la plus étrange qu'elle ait recensé. « J'ai vraiment du mal à croire qu'ils ont vraiment implanté tout une gamme d'équipements électroniques à l'intérieur d'un chat, dit-elle. Ça incite vraiment à se demander quelles autres expériences ils menaient à l'époque, et dont on n'a jamais entendu parler. »

Ce que l'on sait, en revanche, c'est que la biotechnologie se développe plus vite que jamais. « C'est déjà bien plus répandu qu'on ne le pense, affirme Anthes. Chaque année, des milliers d'animaux clonés naissent aux Etats-Unis, et depuis que mon livre est sorti il y a deux ans la technologie a progressé de manière incroyable. »

Des expériences comme celle du chat cyborg ont été menées en secret (le projet n'a été révélé qu'en 2001, lorsqu'un ancien officier de la CIA l'a mentionné dans une interview au Daily Telegraph), mais d'autres sont demeurées publiques. En 2006, la DARPA a publié un appel à projets concernant des "insectes hybrides de type MEMS" sur un site tout à fait public listant les appels d'offres du gouvernement fédéral américain. Les "MEMS" sont des "microsystèmes électromécaniques". Autrement dit, c'était un appel ouvert à développer des insectes cyborgs.

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J'ai demandé à Anthes pourquoi, selon elle, l'armée était aussi intéressée par les insectes. « À mon avis, il y a plusieurs raisons, m'a-t-elle répondu. D'abord, ce sont des créatures sur lesquelles il est facile de travailler, d'un point de vue biologique. Il est beaucoup plus simple de prendre le contrôle du système nerveux d'un insecte que de celui d'un chien ou d'un humain. Mais je crois aussi que, pour ce qu'ils cherchaient à faire, ils avaient besoin de petits animaux capables de passer inaperçus. »

Le raisonnement était le même que celui qui avait présidé à la création – infructueuse – du Chaton Acoustique quelques décennies plus tôt : installer ce type de technologie sur un animal vivant et "pilotable" était plus simple que de construire un robot de toutes pièces. Dans le cas des insectes, l'animal en question avait en plus l'avantage (non négligeable) de savoir voler naturellement.

L'un des chapitres du livre d'Emily Anthes est consacré à ce fameux appel lancé par la DARPA. Elle a rencontré l'équipe de l'Université de Berkeley, dirigée par un ingénieur nommé Michel Maharbiz, qui a réussi à transformer le Mecynorrhina torquata (une espèce de scarabée) en machine volante. Ils ont d'abord endormi le scarabée en le plaçant dans un congélateur, avant de percer son exosquelette et d'implanter des fils d'acier dans son cerveau et dans les muscles qui commandent ses ailes. Après avoir relié ces fils à une sorte de "sac à dos" installé sur l'insecte et contenant un circuit électronique, une batterie et un petit récepteur radio, le système permettait d'envoyer des chocs électriques au scarabée pour le faire tourner à gauche ou à droite en plein vol, ou le faire atterrir à n'importe quel moment.

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Depuis, Maharbiz a développé un nouveau système de contrôle sans fil, qui fonctionne grâce à un implant neural. Des ingénieurs de l'université de Cornell ont dévoilé un transpondeur nucléaire destiné aux insectes cyborgs. Et on a même vu apparaître des papillons de nuit ayant subi le même traitement, les derniers en date étant contrôlés par télécommande et conçus par l'université de Caroline du Nord. Il semblerait que, dans le futur, les humains soient voués à disparaître des champs de bataille au profit d'essaims de micro-drones bioniques.

Ou pas, si l'on en croit Anthes.

« On est encore loin de voir naître une armée d'insectes cyborgs, tempère-t-elle. Ce que les scientifiques ont réussi à faire est déjà incroyable : ils arrivent à contrôler des insectes à distance ! Mais pour l'heure les possibilités sont limitées, ils n'arrivent qu'à contrôler certains mouvements. Il va falloir encore beaucoup progresser avant de pouvoir utiliser ces insectes dans le monde réel, et on ne sait pas du tout s'ils seront un jour déployés, que ce soit à des fins civiles ou militaires. »

Video: UC Berkeley/YouTube

L'utilisation d'animaux à des fins militaires reste très controversée. Le ministère de la défense britannique a dû se défendre après avoir délibérément estropié des porcs afin de simuler des blessures de guerre, alors que l'armée américaine décrit toujours ses chiens comme des "équipements" malgré plusieurs pétitions exigeant de mettre un terme à cette pratique. Mais, d'un point de vue émotionnel, il est beaucoup plus difficile de s'attacher à un insecte. Quant au débat sur la valeur intrinsèque de la vie des insectes, par opposition à leur "valeur d'usage", il aurait plus de sens s'il n'était lancé par des individus qui ont tous déjà écrasé quelques centaines de mouches ou répandu du spray insecticide partout dans une chambre d'hôtel.

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J'ai demandé à Jared Adams, de la DARPA, ce qu'il pensait des expériences sur les invertébrés, et comment lui et ses collègues prenaient en compte les aspects éthiques et les répercussions sociales de leurs activités. Il m'a renvoyé au rapport 2015 de la DARPA intitulé "Avancées technologiques pour la sécurité nationale", dans lequel il est écrit noir sur blanc que « l'agence ne doit jamais hésiter lorsqu'ils 'agit de développer de nouvelles technologies ; c'est sa fonction essentielle… Il est important de garder à l'esprit que ces avancées susciteront des controverses au sein de la société, et que dépasser ces réticences nécessitera une communication adéquate. »

Mais un scarabée ne peut pas exprimer sa souffrance, et pour l'heure, les expériences de la DARPA sur « des animaux torturés » ont suscité des réactions outrées, allant de « c'est absolument horrifiant » et « ce projet est injustifiable et cruel » jusqu'à « on a affaire ici à des sociopathes sans cœur et sadiques. »

Adams m'a informé que les recherches de la DARPA sur les insectes équipés de MEMS « n'avaient pas abouti à un partenariat gouvernemental ou commercial » et s'étaient arrêtées en 2012, même s'il n'a pas précisé exactement pourquoi.

Étonnamment, le neuro-jacking d'insectes est depuis devenu accessible à tous, même si ce n'est pas encore vraiment un hobby très répandu. Une entreprise nommée Backyard Brains commercialise ainsi le Neuron SpikerBox, un kit permettant à tout un chacun de se livrer à ce type d'expériences, à domicile ou à l'école (les cafards sont vendus séparément).

Photo: NCSU

Pendant ce temps-là, dans les laboratoires, la recherche avance sans l'implication des militaires. Des cafards robotisés aident à retrouver des survivants après un tremblement de terre, des abeilles détectent des explosifs, et on espère que les scarabées cyborgs pourront bientôt être utilisés lors d'opérations de sauvetage. Les drones "classiques" commencent même à imiter leurs homologues insectes. Toutes ces technologies auront sûrement de nombreux avantages à l'avenir, mais si vous aviez déjà peur des insectes, il y a de bonnes chances que ça n'aille pas en s'arrangeant.

Un article scientifique intitulé "The Trouble With Insect Cyborgs" ("Le problème des insectes cyborgs") revient sur l'histoire de nos relations avec les insectes, et sur notre tendance à les voir comme des automates ou des robots en puissance. Dès 1664, Henry Power évoque des « insectes automates » dans sa Philosophie expérimentale, alors qu'au 18ème siècle le naturaliste français Charles Bonnet décrit les insectes comme des « petites machines ». L'auteur de l'article, Adam Dodd, conclut en disant que « de façon révélatrice, la possibilité que les insectes aient des émotions, et tout simplement qu'ils échappent à une stricte conception mécanique, n'est jamais envisagée par les programmes de la DARPA destinés à produire des insectes cyborgs. »

Il faut toutefois noter que les insectes de la DARPA n'ont pas vécu moins longtemps que s'ils avaient mené une existence normale. Mais l'idée que l'on puisse ainsi s'emparer du système nerveux d'une créature vivante, la transformant en une sorte de somnambule voire de zombie miniature, reste intrinsèquement terrifiante.