Yann François a passé 220 pages à m'expliquer pourquoi Half Life est un bon jeu

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Yann François a passé 220 pages à m'expliquer pourquoi Half Life est un bon jeu

J'ai interviewé Yann François, qui vient de publier un bouquin sur Half Life, pour lui laisser une chance de me convaincre que ce n'était pas juste un jeu chiant.

Pendant quelques années, j'ai fait chier Yann François au micro d'une émission sur Radio Campus parce qu'il aimait des jeux chiants. C'est peut-être lui qui me faisait chier parce que j'aimais des jeux de merde, mais quoi qu'il en soit, j'ai pris comme un défi qu'il dédie 220 pages à Half Life, une série que j'ai toujours trouvé surestimée et particulièrement chiante. Non content de m'avoir à moitié convaincu que j'étais un con en lisant son bouquin Half Life, le FPS Libéré, après l'avoir fait parler du jeu, je sais désormais que je suis passé à côté de quelque chose d'aussi important qu'on le dit. Mais chiant néanmoins. On ne me le retirera pas de l'esprit.

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Salut Yann. Ce livre, c'était une commande ou une envie ?

S'il faut retracer l'histoire, Mehdi et Nicolas, les mecs de Third Editions, m'ont contacté il y a 2, 3 ans pour un bouquin collectif qui s'appelle L'Année 98 du Jeu Vidéo. Ils avaient vu mes articles, et ils sont très bons pour aller trouver des gens de la presse JV…

Je dois être super mauvais, ils ne m'ont jamais fait signe…

Non mais on parle de la presse PC, et je sais très bien où tu te situes sur l'échiquier. Ils me proposaient de faire Starcraft mais je leur ai fait remarquer que 98, c'était aussi l'année de Half Life, qui avait été un choc autrement plus important que Starcraft, que j'aime pourtant beaucoup. Mais bon, j'ai écrit mon truc sur Starcraft et j'ai oublié Half Life jusqu'à ce qu'ils reviennent me proposer d'écrire un bouquin dessus. Du coup, je n'y aurais jamais pensé, mais j'étais clairement bien placé pour l'écrire. C'était une commande providentielle, comme on dit. Il y a plein de jeux sur lesquels je n'aurais jamais pu écrire un bouquin.

Tu dis que Half Life a été un choc en 98, mais pourquoi ? Tu avais quel âge à l'époque ?

En 98, j'avais 15 ans. J'étais déjà joueur. J'avais acheté mon premier PC pour Duke Nuke'em 3D. Ensuite, j'avais tout fait, les Shadow Warriror, les Blood… J'étais bien branché FPS…

Difficile de passer à côté au milieu des années 90…

Clairement, surtout sur PC. Enfin, je dois dire que s'il n'y avait pas eu Half Life, je pense que Golden Eye sur Nintendo 64 serait resté mon FPS préféré… enfin… Qu'est-ce qui m'a à ce point retourné sur Half Life ? Dans le bouquin, je raconte ce souvenir, qui a peut-être tout déclenché : la première porte du jeu. Il s'ouvre sur un monorail, avec des noms qui s'affichent. Tu ne sais pas où tu es. Et tu arrives devant des portes qui ne sont pas simplement des textures qui bougent. Ce sont des portes détaillées, avec des éléments qui s'animent. C'est un peu con, mais j'ai adoré me dire que des mecs étaient capables de se faire chier à ce point sur une porte. Après, il y avait les références, qui m'ont parlé. Pour un fan de X-Files, l'homme à la mallette de Half Life, c'est du pain béni. Et puis la fin, ce twist… Je ne veux pas le dévoiler, mais bon, aujourd'hui, la métaphore des réfugiés est encore plus parlante. Sans cinématique, sans texte, le jeu arrivait à te retourner complètement. Je n'avais jamais vu ça, et à l'époque, je n'avais pas les mots. Et je n'en avais pas besoin. C'était un choc immédiat.

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Il t'a fallu combien de temps pour t'en remettre ? Quel jeu t'a fait dire qu'on avait enfin fait mieux que Half Life ?

Bah, je pourrais te dire Half Life 2, mais j'imagine que tu t'attends à autre chose. Il faudrait trouver un jeu qui ait cette manière similaire d'appréhender la narration… Shadow of the Colossus peut-être… en termes d'émotions pures. Après, début 2000, j'ai un peu arrêté de jouer, donc je suis passé à côté de plein de choses. Silent Hill notamment. Parce qu'aujourd'hui, c'est sûr, Silent Hill 2 m'aurait mis un énorme coup de poing dans la gueule.

Qu'est-ce qui fait que Half Life marque à ce point l'industrie en 98, outre tes propres observations subjectives ?

Il arrive à point nommé au milieu de clones de Doom à n'en plus finir. Il arrive en mode, on prend le même moteur que Quake – ce qui pourrait être très fainéant – mais on raconte une histoire dans un FPS. Et il montre qu'on peut raconter une histoire DANS un FPS. Il y avait une histoire dans Doom ou Quake II, mais on la trouvait dans les manuels ou sur la boîte, ou dans des pages de textes, briefings de mission ou autres. Dans Half Life, les deux sont imbriqués. J'ai peut-être un syndrome de Stockholm, mais il me semble qu'à l'époque, il n'y en avait pas tant que ça qui le faisaient de cette manière. Chez les autres, ça passait par les CGI, mais Half Life utilisait son moteur pour faire avancer la narration, et il montrait l'impact que ça pouvait avoir sur l'immersion du joueur.

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Ce que tu es en train de dire, c'est que c'est à cause de Half Life qu'on se retrouve avec une tonne de jeux qui veulent se raconter comme des films ? Ça ne me réconcilie pas avec ce jeu…

« A cause », c'est selon toi. Moi ça me plaît, quand on n'essaie pas de faire du Half Life. Si tu joues à The Stanley Parable aujourd'hui, qui utilise le moteur Source de Valve, tu te retrouves exactement dans cette logique limite ascétique, presque parodique, de ce qu'a créé Half Life.

Mais là, tu mets encore de l'eau dans mon moulin, parce que The Stanley Parable n'a rien de cinématographique, mais 99% des joueurs qui y plongeront vont le trouver abominablement chiant.

Peut-être. Ce que je raconte confirme un peu ton ressenti vis à vis de Half Life, mais The Stanley Parable pousse le truc dans son retranchement. Half Life reste un jeu populaire, un jeu d'action spectaculaire guidé par le désir de satisfaire le joueur. C'est ce vers quoi tend cette idée de Gabe Newell à l'appellation un peu ronflante, l' « experiential density » - la densité empirique – qui permet de faire vivre un environnement et un univers en accumulant des détails nombreux et variés.

Mais justement, est-ce que le développement de ce principe ne finit pas par être un cache-misère pour dissimuler la faiblesse d'un gameplay ?

Putain, t'es dur ! Le gameplay du jeu est quand même super solide. Par ailleurs, en quoi est-ce que ça pose un snobisme de quoi que ce soit ? Ce que les gens en ont fait ensuite, c'est une autre histoire, mais à la base, il s'agit seulement d'offrir au joueur l'expérience la plus complète possible. Bon, après, si ce genre d'expérience en FPS te fait chier, c'est sûr, tu ne peux que blâmer Half Life. Mais ça me fait chier de te le dire. En même temps, je ne suis pas un VRP, j'espère qu'on ne ressentira pas ça en lisant le bouquin.

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Non, en revanche on a un peu le sentiment de lire une thèse au début. Puis dès que tu en arrives à raconter Half Life, on te sent beaucoup plus « libéré » tout d'un coup.

Ça me fait plaisir d'entendre ça, parce qu'effectivement, je me suis projeté, et c'était beaucoup plus agréable à écrire. Tu as deux manières de raconter un jeu. Ou bien tu te tiens objectivement à ce qu'il te raconte, ou bien tu t'immerges et tu prends l'histoire à bras le corps. Ça me semblait plus intéressant comme ça, surtout avec Half Life, qui est vraiment tourné vers le ressenti subjectif.

Tu as rejoué aux jeux pour les besoins du bouquin ?

Oui, je les ai tous refaits. Avec les extensions. Et les Portal.

C'est quel pourcentage de temps dans l'écriture du livre ?

Le premier Half Life, d'une traite, c'est une dizaine d'heures. Je dirais qu'au final, j'ai dû mettre deux mois à tout faire. Mais j'étais obligé d'en passer par là. Le bouquin allait traiter de mes souvenirs de gamin, et la claque que j'avais reçue en 98. Mais aussi de la manière dont on pouvait percevoir le jeu aujourd'hui.

Et alors, ça tient le choc ?

Valve a été assez malin pour offrir un coup de polish aux jeux en les faisant tourner sur leur nouveau moteur. Bon, le premier a quand même pris un coup de vieux, mais pas si violent. Et surtout, je n'avais pas l'impression d'être nostalgique en y rejouant. Le plaisir que je prenais était vraiment présent. Ok, il y a des trucs rigides par rapport aux productions actuelles, mais il y a une forme d'épuration qui rend le truc super direct. Le Crowbar Collective a sorti Black Mesa, un remake du jeu sur un moteur vraiment performant, et c'est dément. A part les énigmes un peu simplistes aujourd'hui, ça tourne tout seul. Je préfère clairement jouer à ça qu'au nouveau Call of qui m'a fait abominablement chier. Aujourd'hui encore, Half Life 2 est meilleur qu'une grande majorité de ce qui sort actuellement. Sa musicalité est unique. La progression est aussi précise qu'un rouleau perforé d'orgue de barbarie.

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Est-ce que Half Life et Call of sont vraiment comparables ?

Historiquement, oui, parce que Call of vient de Medal of Honor, qui est sorti un an après Half Life et tu sens qu'ils ont déjà cet héritage derrière eux, dans leur manière de traiter les cinématiques. C'est vraiment Half Life qui a permis de décomplexer les développeurs vis-à-vis de ça, en montrant qu'on pouvait se passer d'images de synthèse et en les intégrant au jeu. Ce serait abusif de dire qu'ils sont tributaires exclusifs, mais pour moi tout communique.

Dans le sens où la narration, qui fait la particularité de Half Life, en est complètement absente, des jeux comme Counter-Strike ou Call of doivent quand même beaucoup plus à Quake ou Unreal

C'est vrai que dans un sens, Half Life a posé un truc assez nouveau dans sa narration en te plongeant dans un univers qui est complètement clos en manifestant le désir de te laisser dans une zone d'ombre que tu vas petit à petit éclairer. Et en te mettant dans la peau d'un personnage qui n'est pas une machine à tuer.

Et c'est justement ce truc qui rendait le jeu super chiant aux yeux des mecs, qui, comme moi, ne pensaient qu'à fragger tout le monde…

Là où ils ont essayé de changer un truc, c'est qu'à part quelques exceptions, comme System Shock, le FPS restait très arcade. On avait du score, de la survie, un côté déjà hyper sportif d'affronter des vagues et des vagues d'ennemis. Les concepteurs de Half Life étaient des modders de Quake et de Doom. Ils avaient cette culture-là, mais ils ont voulu aller sur un autre terrain, qui était effectivement plus proche de la réflexion. Dans Half Life, tuer est une nécessité, mais pas une fin. Le jeu est perfectible, c'est évident, mais ils ont touché à leur but. Et c'est sûr que si on recherche la performance à tout prix, on se fera probablement un peu chier en jouant à Half Life. Le rythme est lent, il y a un côté mystérieux, puis ils n'ont jamais vraiment fini leur truc…

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Est-ce qu'on n'est pas, dans Half Life, à la convergence d'un Quake et d'un Myst ? Ça expliquerait bien des choses.

De quel type ?

Je veux dire qu'à l'instar de Myst, je m'ennuyais grave en jouant à Half Life. Il me manquait le sentiment de rush que je ressentais dans Doom ou Quake.

C'est pas faux. Pour les énigmes, et le sentiment de solitude, Half Life rappelle vraiment Myst, qui te plongeait dans un univers mystérieux sans que tu en saches trop. Enfin contrairement à Myst, je crois que dans Half Life, les mecs n'en disaient pas trop parce qu'ils ne savaient pas trop eux-mêmes vers où ils allaient, et que financièrement, c'était plus économique de rester dans le flou. Mais il ne faut pas oublier Resident Evil dans l'équation, que Valve a beaucoup cité. Le côté survival, oppression de l'espace et énigmes. Half Life c'est plus une expérience de la survie que du dépassement de soi. En revanche, il y a des moments de rush dans le jeu. La grande nouveauté encore une fois, c'est que ces moments apparaissent de manière sinusoïdale, et pas dans un crescendo linéaire. C'est un jeu qui aime bien ménager l'attente de ces moments.

Quand on voit les autres jeux développés par Valve par la suite – Counter-Strike, Team Fortress, et DotA 2 plus que Portal évidemment – on se demande s'ils n'ont pas regretté cette décision. Tu en penses quoi ?

C'est clair qu'en termes d'expérience de jeu, c'est très différent. Mais il faut voir que la plupart sont des jeux que Valve ont repris à leur compte. A la base, CS, c'est un moddeur qui reprend le moteur de Half Life pour en faire autre chose. Et sa proposition a tapé dans l'œil de Valve. Pareil pour Team Fortress. Ce qui est intéressant en revanche, c'est de voir que Half Life appartient clairement à leur passé, puisqu'on a beau en parler régulièrement, il n'y aura jamais de Half Life 3, alors que CS et DotA sont des licences encore très actives.

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Du coup, on est bien obligés d'en tirer les conclusions qui s'imposent…

Oui, mais contrairement à ce que tu sous-entends, je ne crois pas que les mecs de Valve aient regretté quoi que ce soit. Il se trouve que chaque développement de jeu a été infernal, et qu'après Half Life 2, ils ont senti qu'ils étaient allés au bout de leur truc. Il n'y avait pas grand-chose à ajouter, et encore une fois, je pense qu'ils se sentaient asséchés. Je ne pense pas qu'ils aient eu le sentiment de s'être plantés, mais plutôt de s'être dépassés et d'avoir été victime de leur propre exigence. En voyant le fruit de ce qu'ils avaient semé, je crois qu'ils n'avaient pas envie de refaire ce que les gens refaisaient déjà après eux. Et depuis qu'ils sont passés à Steam, ils sont sur un petit nuage et peut-être qu'ils expriment au mieux ce qu'ils pensent devoir faire dans le jeu vidéo. Mais une source qui se tarit, ce n'est pas forcément une mauvaise chose…

Outre The Witness pour le côté chiant, qui sont les héritiers directs de Half Life aujourd'hui ?

Je ne sais pas s'il y en a. J'ai déjà évoqué The Stanley Parable… mais sinon, du fait de l'équipe qui bosse dessus, évidemment Dishonored, qui est une grande réussite si on observe ce souci de « densité empirique » élaboré par Valve. Sinon l'esprit, il y a aussi des scènes qui sont restées. Je te parlais de cette intro en monorail. On la retrouve dans plein de jeux, d'une manière ou d'une autre. Mais dans Dishonored 2, qui sort le mois prochain, tu arrives dans un niveau à bord d'un wagonnet de montagne russe et j'y vois une parenté certaine. C'est devenu un motif dans les FPS, même quand tu arrives en hélico dans Call of, c'est la même chose.

Sinon, critique gratos pour finir, commencer ton bouquin par une citation de Guillermo Del Toro, c'est quand même un peu dur…

C'est un tweet qu'il a publié un jour et que je trouvais très approprié. J'avais le choix entre ça et Umberto Eco, qui avait écrit « L'homme est l'animal narratif ». Mais je préférais la particule « un ». Peut-être que Del Toro a simplement mal repris Eco, mais sa petite erreur faisait une grande différence à mes yeux.

Yann, la première phrase de ton bouquin est un tweet de Guillermo Del Toro. Tu peux le défendre comme tu veux, il n'en demeure pas moins que c'est interdit par la loi qui régit l'humanité entière.

Venant d'un mec qui a dû oublier de rappeler dans son interview qu'il confondait System Shock et Half Life, je ne sais pas si je dois vraiment faire attention à tes remarques de vieux cinéphile aigri…

Half Life, le FPS Libéré de Yann François est disponible chez Third Editions. Par ailleurs, vous pouvez l'entendre régulièrement sur le podcast de ZQSD et dans Silence on joue !