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Le Touhou Project a ce qu'il faut pour sauver le jeu vidéo

Le gameplay pur et cruel de la licence de shoot'em up captive les joueurs depuis plus de 20 ans. On parie qu'elle tient quelque chose.

Je n’aime plus les jeux vidéo. Depuis quelques années, j’ai l’impression qu’ils me prennent tous pour un genre d’animal riche et idiot — tous, sauf ceux du Touhou Project.

Le Touhou Project est une série de shoot’em up à défilement vertical de type bullet hell. Le joueur dirige un personnage chargé d’abattre des ennemis qui l’aspergent d’une grande quantité de projectiles. Imaginez un Space Invader en vraiment difficile ou regardez la vidéo ci-dessous.

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Le combat contre Flandre Scarlet, la boss finale du premier Touhou sur PC, Embodiment of Scarlet Devil.

Le Touhou Project est remarquable pour plusieurs raisons. D’abord, il est l’œuvre d’un seul développeur appelé Jun'ya Ota, plus connu sous le pseudonyme de ZUN. Graphismes, musique, programmation, cet indépendant s’occupe de tout depuis le lancement de la série en 1996. Malgré le succès mitigé des premiers épisodes sur PC-98, ZUN a persévéré et porté sa création sur PC en 2002. Un nouveau départ bienvenu : aujourd’hui, le Touhou Project compte plus de vingt titres réputés dans le monde entier pour leur beauté, leur difficulté, leur univers profond, leur fanbase passionnée… Mais surtout leur intensité pour le joueur.

En tant que proto-trentenaire grisâtre, je vibre peu. L’état de concentration extatique dans lequel me plongeaient les jeux vidéo étant enfant me semblait perdu de longue date, comme si mon cerveau était devenu trop vieux pour lui. À ma grande surprise, Touhou me l’a rendu : quand je zigzague entre les projectiles, le souffle écrasé par la difficulté et l’envie de réussir, rien d’autre que le jeu n’existe. Certains joueurs appellent ça le « flow ». J’oublie le voisin qui fait du bruit, l’eau qui chauffe, la machine qui tourne ; totalement abandonné à l’écran, je suis plus heureux que devant n’importe quel Battlefield. Bien sûr, tout cela se paye.

Comme il me ramène aux émotions de l'enfance, Touhou m’énerve comme si j’avais huit ans. Ce n'est pas plaisant. Chaque vie perdue me donne envie de soupirer du fond du ventre et de serrer les poings, ou pire. Sachant que triompher des niveaux les plus difficiles réclame une clairvoyance et un calme surnaturels, j’essaie de me maîtriser en imaginant que les meilleurs joueurs ont abandonné leurs émotions à la faveur du skill. Impossible de progresser à Touhou sans apprendre à rester calme après une défaite, mais aussi avant. Car même quand tout se passe « bien », le jeu cherche activement à faire paniquer le joueur. C’est d’ailleurs ce qui fait toute sa beauté.

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Chaque niveau de Touhou comporte au moins un boss doté d’attaques appelées « spell cards ». Toutes uniques et nommées avec panache — « 20XX : l’Odyssée de l’au-delà », « Les poupées bienveillantes d’Orléans », « Tous les ancêtres près de ton lit » —, elles sont essentiellement des barrages de projectiles que le joueur doit apprendre à esquiver. Les spell cards sont belles parce qu’elles sont difficiles, et inversement : les fans admirent autant qu’ils redoutent leur aspect général, leur conception, la forme et les couleurs de leurs éléments. En jeu, ce mélange de panique et de fascination me subjugue. Dépassé par les stimuli, mon cerveau se fige comme une biche sur une autoroute et je perds. C’est cette sensation que je viens chercher chaque fois que je lance Touhou, mais pas que.

Le combat contre Okina Matara, la boss finale du dernier Touhou, Hidden Star in Four Seasons.

Les attaques « classiques », les effets lumineux, les arrière-plans, les sprites et leurs animations (surtout ceux des petites fées), les trajectoires des ennemis génériques… Je crois que Touhou déborde de choses trop belles pour être oubliées. Les plus marquantes sont le design des personnages et la musique, deux domaines dans lesquels ZUN excelle — personne ne compose les costumes et les nappes de cuivres MIDI comme lui. La tendresse et l’application maladroite de ce gentil démiurge — éclatantes dans les premiers titres — sont pour beaucoup dans le succès de sa série. Son acharnement, aussi ; après 20 ans et 24 jeux, ZUN ne montre aucun signe de fatigue. Sous ses mains, l’univers de Touhou continue à s’étendre, toujours aussi étrange et vaporeux.

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L’action du Touhou Project se déroule dans la région imaginaire du Gensokyo. Montagneuse et boisée, elle abrite des hordes de créatures tirées du folklore japonais : ogres, magiciens, animaux-youkai, dieux… Chaque épisode commence quand l’un de ces monstres perturbe l’équilibre du Gensokyo, s’exposant ainsi au châtiment des personnages jouables, le plus souvent la gardienne de temple shintoïste Reimu ou la sorcière Marisa. Dans Embodiment of Scarlet Devil, par exemple, une vampire bien décidée à sortir de son manoir occulte le soleil en levant une brume rouge ; dans Perfect Cherry Blossom, des habitants du royaume des morts volent le printemps pour faire fleurir un cerisier maudit.

Pour des raisons qui divisent toujours les exégètes, presque tous les personnages de Touhou ressemblent à des jeunes filles mignonnes — même les loups-garous. Ce bestiaire étendu, complexe et indissociable des scénarios glauques de ZUN distingue la série parmi les shoot'em up, un genre d’ordinaire militariste et avare en world-building. Résultat : le fandom de Touhou est l’un des plus vivaces du monde depuis au moins 15 ans. Sous les encouragements de ZUN, ses membres produisent des quantités phénoménales d’illustrations, de manga, de jeux vidéo, d’oeuvres musicales, d’animations… L’année dernière, la grand-messe des créations otaku amateur, le Comiket, a accueilli 1 320 groupes dédiés à Touhou. Leurs productions dites « doujin » alimentent une sous-culture massive et toujours centrale dans le folklore des imageboard.

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Aujourd’hui, Touhou perd doucement en popularité. En 2010, au sommet de sa gloire, il dominait toutes les autres licences avec 2 774 groupes de doujin au Comiket. Selon cet indicateur, il est désormais dépassé par le free-to-play de bataille navale Kancolle et talonné par le jeu de rythme commercial Idolmaster. Ce ralentissement aurait-il poussé ZUN à chercher un nouveau public, particulièrement occidental ? Au mois de novembre 2017, le développeur a surpris les puristes en autorisant la vente du dernier épisode de sa série sur Steam. Jusqu’alors, il s’était plutôt illustré en refusant obstinément de collaborer avec des entités privées au motif qu’elles risqueraient de l’éloigner des fans. Toute étonnante qu’elle soit, cette concession est une bonne nouvelle.

Marisa Stole the Precious Thing, l'un des nombreux hits du cercle doujin IOSYS.

Je crois que Touhou gagne à être connu parce qu’il véhicule une conception humble du jeu vidéo, bienvenue en ces temps d’esport au PSG et d’explosion des budgets de développement. Son gameplay simple, intense et quasi-inchangé depuis ses débuts sur PC se suffit à lui-même. Toute mécanique supplémentaire serait superflue. Il serait vain, également, d’améliorer ses graphismes : la 3D n’apporte pas grand-chose aux shoot'em up et Touhou est beau tel qu’il est. ZUN semble le savoir et se contente de légers changements stylistiques d’épisode en épisode. Cette modestie n’empêche pas la série d’être généreuse, chaque titre apportant son lot de spell cards uniques et d’ajouts à l’univers de Gensokyo. Et comme si cela ne suffisait pas, les doujin suivent à chaque fois. (Existe-t-il un fan game plus cool que Touhou Soccer ?)

J’aimerais tempérer, dire que tout cela tourne un peu en rond, mais ce serait mentir. Je ne me suis jamais ennuyé et j’ai souvent été ému devant Touhou. Quel bonheur de savoir que l’oeuvre d'amour d’un nerd solitaire peut être aussi réussie et susciter une telle passion.

Tous les Touhou sont disponibles en téléchargement par ici.