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Image : Rotten.com

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Hélas, Rotten est mort et enterré

www.rotten.com, le site qui a fait de nous des internautes, des vrais, est hors-ligne depuis au moins quatre mois. Motherboard rend hommage à ce monument du web primal.

Personne n’a jamais mieux résumé l’esprit Rotten que Rotten lui-même : “Quand l’Enfer sera plein, les morts marcheront sur terre - LE MAL À L’ÉTAT PUR DEPUIS 1996 - Prière de tirer la chasse” proclamait la plus fameuse bannière du plus fameux shock site de votre jeunesse. Son pot-pourri d’images déplaisantes vous a forcément secoué : comment oublier les cadavres mutilés, les performances physiques du Fuck of the Month, le goître du joueur du banjo, le montage bizarre du type qui plonge son doigt dans son nez jusqu’à l’oeil ?

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Aujourd’hui, Rotten est mort. Il s’est évaporé sans un mot quelque part à la fin de l’année dernière, peut-être en septembre, après 20 ans de mauvais services. En octobre, quelques utilisateurs de Reddit et Wikipedia ont remarqué sa disparition et prononcé sa mort sans trop de regrets. The Outline est le seul site d’information anglophone à s’être fendu d’un article sur le sujet depuis. Interrogé pour l’occasion, Thomas E. Dell, le fondateur de Rotten, avait affirmé que sa créature avait été victime d’un problème technique et qu’elle serait bientôt de retour. C’était le 29 novembre dernier.

Deux mois plus tard, Rotten semble bel et bien décédé. On pourrait dire que le moment était venu : sa dernière mise à jour, cinq photographies d’une amputation de la main, remonte au 12 février 2009. Cela faisait longtemps qu’il n’était plus qu’une relique du web primal. Au moins, il n’aura pas fini vendu comme son frère spirituel Ogrish ou transformé en vilain agrégateur de vidéos X comme Nothing Toxic. Rotten est mort inchangé malgré les enquêtes, les mises en demeure et les pétitions. Rien que pour ça, il mérite bien un petite élégie.

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Dès ses premières années, Rotten a revendiqué une mission claire sur sa page About : “démontrer activement que la censure d’Internet est incommode, contraire à l’éthique et mauvaise.” C’est le passage du Communications Decency Act, un texte destiné à combattre des concepts aussi vagues que l’indécence et l’obscénite sur Internet, qui a convaincu Thomas Dell de lancer le site en 1996. Il avait acheté le nom de domaine Rotten.com quelques mois plus tôt parce qu’il le trouvait amusant.

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À l’époque du lancement de Rotten, Thomas Dell commençait un nouveau travail de développeur chez Netscape après cinq années chez Apple. L’étrange et le macabre l’attiraient depuis toujours ; à 30 ans, il avait déjà passé une décennie à collectionner des images et des livres douteux. Interviewé par Salon en 2001, il a déclaré qu’il avait d’abord uploadé des “photos marrantes” sur son site. Ces images fondatrices sont désormais perdues mais elles ont manifestement plu : quelques mois seulement après sa naissance, le site était devenu si célèbre qu’Howard Stern l’a visité à l’antenne.

Après l’annulation du Communications Decency Act par la Cour suprême des États-Unis en juin 1997, Dell a choisi de garder Rotten en vie pour qu’il “[serve] de refuge à une forme plus controversée de liberté d’expression.” Qu’elle ait été sincère, bien commode ou un peu des deux, cette vocation l’a conduit à déclencher un scandale mondial. En septembre 1997, quelques jours après la mort de Lady Di, Rotten a publié la photographie d’un corps enfoncé dans une carcasse de voiture sous la légende “mort d’une princesse”. Un portrait de Diana barré par une empreinte de pneu ("Princess Pirelli") accompagnait le tout.

Dans un article publié le 19 septembre suivant, “l’équipe de Rotten” s’amuse des réactions horrifiées de la presse internationale. En dépit du fait qu’il n’était pas authentique, le cliché avait eu droit à des articles dans plusieurs grands quotidiens, notamment le New York Times. “Quel intérêt peut-on avoir à diffuser un document aussi néfaste ?” avait alors demandé un journaliste de l’AFP ; “pour des raisons politiques, pour faire réfléchir les gens et pour les énerver”, avait répondu Rotten en renvoyant au manifeste anti-censure qu’il avait publié au mois de mai précédent. On peut y lire :

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Pour censurer ce site, il est nécessaire de censurer des textes médicaux, des textes historiques, des salles des preuves, des tribunaux, des musées, des bibliothèques, et toute source d’information essentielle au fonctionnement de notre société. […] Certaines de nos images peuvent être offensantes, mais cela n’a jamais été un crime. La vie est parfois offensante. Vous devez vous attendre à ça.

Provocation foireuse et mauvaise foi, le ton de la nébuleuse Rotten était posé pour les années à venir. "L’archive d’illustrations perturbantes” Rotten.com n’est pas restée seule bien longtemps. En 1999, Dell a lancé le Daily Rotten, un genre de revue de presse pour informations inutiles. L’année suivante, The Gaping Maw a ouvert ses portes. Ce site d’articles satiriques, toujours accessible bien qu’abandonné depuis presque 15 ans, se présente comme les “pensées et ruminations de votre chef intrépide et de quelques sbires variés”.

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La bannière du Daily Rotten

Les deux spin-offs de Rotten les plus mémorables ont ouvert en 2003. Le premier, Rotten Dead Pool, propose aux internautes de parier sur la mort de célébrités. Il est toujours accessible aujourd'hui. Le second, Rotten Library, était une encyclopédie en ligne dédiée à la préservation de “tout ce que l’humanité s’était promis d’oublier (…), du point le plus bas que nous ayons atteint au pire de ce que nous sommes devenus”. Thomas Dell a vraisemblablement rédigé la plupart des entrées de ce trésor d’Internet, conservé par la grâce de l’Internet Archive.

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En vrac, citons aussi des archives pour photographies de célébrités et de bébés morts, quelques sites porno aussi moches que l’époque le permettait, une boutique en ligne de VHS douteuses (autopsies, bastons de strip-teaseuses et vidéos de propagande “interdites en Amérique”, entre autres), toute une galerie de sites de notation (d’étrons, de seins, de chatons, de lapins…), un site de photos d’identité judiciaire, un service de cartes postales électroniques tout public…

Au milieu des années 2000, au sommet de sa gloire, le consortium Rotten comptait au moins une vingtaine de sites. À en croire sa FAQ, Rotten.com lui-même accueillait alors plus de 250 000 visiteurs uniques quotidiens - plus que le New York Times à la même époque.

Bien sûr, on ne se fait pas un nom en publiant des clichés de tumeurs exotiques sans se faire quelques ennemis. Thomas Dell se faisait un plaisir de publier les lettres de mises en demeure qui étaient adressées à Rotten : The Coca-Cola Company pour faire retirer la photographie d’une bouteille de soda dans un anus, le fabricant de jouets Mattel pour réclamer le nom de domaine Matell.com, acheté et cybersquatté à des fins de redirection malicieuse par Rotten, mais aussi des familles horrifiées de voir des clichés de leur proche décédé sur Internet.

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Tout autour du monde, forces de l'ordre et législateurs sont tombés dans le panneau de Rotten. En 2001, Scotland Yard et le FBI ont ouvert une enquête pour cannibalisme après la publication de photographies d’un homme mangeant ce qui semble être un bébé. Ces images, devenues des classiques des “shock sites” depuis, étaient en fait issues d’une performance de l’artiste chinois Zhu Yu. La même année, la Rhénanie-du-Nord-Westphalie a ordonné à ses fournisseurs d’accès de bloquer trois sites néonazis et Rotten.com. The Gaping Maw et le Fuck of the Month sont morts en 2005, foudroyés par une loi qui prévoit que tout site contenant des images pornographiques doit pouvoir justifier de l’âge, du nom et du bon vouloir des personnes exposées.

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La deuxième partie des années 2000 a marqué le début de la déliquescence de Rotten. Les causes de cette agonie sont peu claires : Dell était-il lassé de lutter contre les détracteurs de sa créature ? Les internautes se sont-ils dispersés sur de nouveaux sites gore plus propres et directs comme Documenting Reality ou Best Gore ? Il semble que les seules sources de revenus de Rotten et ses rejetons, qui ont toujours refusé de se financer grâce à la publicité, aient été leurs diverses boutiques et sites X avec abonnement. Entretenir la nébuleuse était-il devenu trop coûteux ? Un peu tout cela à la fois, sans doute.

Dans les quelques interviews qu’il a accordées du vivant de Rotten, Thomas Dell a toujours justifié l’existence de son site par le droit à la liberté d’expression. “La vie est parsemée d’horreurs et je ne vois aucun problème à les concentrer en un point, affirmait-il à Salon en 2001. Si vous voulez, nous pouvons aller dans des librairies et trouver des images de cadavres pour vous, c’est très facile. Il n’est pas possible d’écrire une loi qui rende illégal l’affichage de ce genre de chose, même pour les mineurs. C’est une pente trop glissante pour être empruntée.” Thomas Dell n’a malheureusement pas répondu à notre demande d’interview.

Il reste une petite chance que Rotten.com ne soit pas vraiment mort, mais qu'importe ? La mort naturelle du site montre que ce genre de web n'a plus sa place dans les années 2010. Le réseau a grandi, les internautes aussi. Les sites de curiosités macabres ont des centaines de milliers de fans sur Facebook, tout le monde a vu la photo de Marilyn Monroe sur sa table d'autopsie et de nombreux sites douteux continuent à prouver que la liberté d'expression couvre toujours la diffusion d'images atroces. Malheureusement, l'impertinence extrémiste de Rotten semble bel et bien disparue.

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