La peau pâle : l'obsession qui valait des milliards
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La peau pâle : l'obsession qui valait des milliards

En Inde, des millions d'hommes et de femmes veulent éclaircir leur peau, quel qu'en soit le prix. Pour une ou deux nuances plus claires, ils n'hésitent pas à se mettre en danger.

"Ça commence dès le plus jeune âge. À peine l'enfant est-il né que ses parents comparent la couleur de sa peau à celle de ses frères et soeurs. Ça commence au sein de la famille. Au coeur du foyer. Mais personne n'ose parler de ça ouvertement."

Kavitha Emmanuel est la fondatrice de Women of Worth, une ONG indienne qui lutte contre les discriminations liées à la couleur de peau. La campagne Dark is Beautiful, lancée par l'ONG en 2009, "n'a rien d'une campagne anti-blancs", explique-t-elle. À l'inverse, elle porte sur l'inclusivité – la beauté qui outrepasse les normes esthétiques. De nombreuses célébrités s'y sont associées, dont l'actrice de Bollywood Nandita Das. Un forum a été lancé à cette occasion ; les gens peuvent partager leurs histoires personnelles et les discriminations qu'ils ont subies parce que leur peau n'avait pas la pigmentation idéale. Enfin, des ateliers d'éducation aux médias et des programmes de sensibilisation aux questions raciales ont été organisés dans les écoles indiennes afin de diffuser des messages favorisant l'estime de soi chez les jeunes enfants. Selon Kavitha Emmanuel, cela permettra de compenser les effets désastreux des manuels scolaires indiens, dans lesquels on trouve volontiers des photos de filles à la peau claire qualifiées de "charmantes" aux côtés de photos de filles à la peau plus sombre qualifiées de "laides".

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"Certains enfants sont vraiment très marqués par ces représentations. Cela les affecte profondément, jusqu'aux larmes", explique Emmanuel.

La vie parfaite passe par une peau parfaite, et seuls dont la carnation est suffisamment délicate y auront accès – voilà le message que l'on transmet au coeur des institutions scolaires indiennes. Ce état d'esprit est renforcée par l'industrie cosmétique et pharmaceutique, qui s'est accaparé un marché de plusieurs milliards de dollars. Il englobe divers produits et services : crèmes cosmétiques, cocktails de stéroïdes, pilules "éclaircissantes", injections intraveineuses et autres procédures invasives telles que le blanchiment de la peau, les peeling chimiques et les traitements au laser. Ces traitements ont une efficacité discutable et constituent parfois un risque majeur pour la santé. Plus qu'un biais en faveur des peaux claires, il y a en Inde une obsession culturelle qui confère au problème de santé publique.

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Les marques de cosmétiques internationales ont trouvé là un marché lucratif : à l'échelle mondiale, les dépenses liées à l'éclaircissement de la peau devraient tripler d'ici 2024 pour atteindre les 31,2 milliards de dollars, selon un rapport publié en juin 2017 par la firme Global Industry Analysts.

"La force motrice de ce phénomène, expliquent les auteurs, c'est la stigmatisation des peaux plus foncées et la perception culturelle impitoyable qui fait rimer peau claire avec beauté et réussite personnelle."

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"Ce n'est pas juste un biais de jugement. C'est du racisme", explique Sunil Bhatia, professeur de développement humain au Connecticut College. Bhatia a récemment écrit sur "le racisme intériorisé et les hiérarchies sociales basées sur la couleur de peau" dans le US News & World Report.

En Inde, cette hiérarchie est formalisée à travers le système de castes, l'ancienne classification hindoue selon laquelle la naissance détermine la profession et le rang social. Tout en haut de l'échelle, on trouve les Brahmanes, c'est-à-dire les prêtres et les intellectuels. Tout en bas, les Intouchables - à qui l'on réserve les activités impures, comme nettoyer les toilettes. Bhatia explique que la caste d'appartenance n'est pas seulement basée sur le métier : plus votre peau est sombre, plus vos chances de dégringoler dans la hiérarchie sociale sont élevées.

Cette préférence marquée pour les peaux les plus claires, très ancienne, a été renforcée par le colonialisme – pas seulement en Inde, mais dans des dizaines de pays où une puissance européenne a établi sa domination. "L'idée, c'est que celui qui commande a toujours la peau claire", poursuit Emmanuel. "Les riches peuvent profiter des intérieurs domestiques et du travail de bureau pendant que les pauvres à la peau sombre triment à l'extérieur."

Enfin, la mondialisation a terminé de marquer cette tendance. "La blancheur occidentale, étonnamment, a fait son chemin vers les centres commerciaux des autres pays", m'explique Bhatia. "Vous pouvez tracer une ligne directe entre le colonialisme, le post-colonialisme et la mondialisation". Les idéaux de beauté occidentaux, y compris la peau claire, prédominent dans le monde entier. Évidemment, ils s'accompagnent de leur cortège de produits de consommation. Au Nigéria, 77% des femmes utilisent des agents de blanchissement de la peau, contre 59% au Togo et 27% au Sénégal. Mais le marché cosmétique le plus prometteur se situe dans la région Asie-Pacifique.

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En Inde, le premier supermarché venu possède un rayon dédié aux produits d'hygiène, dont une grande partie sont estampillés "hydratant blanchissant", ou "crème pour le corps éclaircissante", dans des marques de consommation courante.

Pooja Kannan, jeune femme de 27 ans habitant à Mumbai, a dépensé sans compter pendant de nombreuses années dans l'espoir de modifier sa carnation naturelle. Pendant un certain temps, elle a placé tous ses espoirs dans une gamme cosmétique comprenant une crème, un gel nettoyant et un savon pour le traitement des "problèmes de couleur". Elle a utilisé ces produits avec parcimonie, puisqu'ils lui coûtaient entre 200 et 300 roupies tous les deux mois - ce qui équivaut à une semaine de tickets de transports pour joindre le campus universitaire. Quatre ans plus tard, sa peau s'est légèrement éclaircie. Elle ne sait pas si cela est dû aux produits, ou au fait qu'elle met désormais de la crème solaire lorsqu'elle sort de chez elle.

Le ton naturel de la peau de Kannan est d'un joli brun clair. Pourtant, en grandissant, ses tantes ont multiplié les remarques désobligeantes sur la couleur de son épiderme. Lorsqu'elle bronzait légèrement durant l'été, la réaction de ses proches et de ses camarades de classe était immédiate. "Tu es toute noire", avertissaient-ils. En Inde, où la carnation détermine en partie le succès d'une personne et sa capacité à trouver un(e) époux(se) et un travail, ce genre de critique n'est pas à prendre à la légère. Kannan explique qu'elle attribuait les commentaires de ses parents au fait qu'ils étaient d'une autre génération, mais les remarques de ses copains de classe l'affectaient profondément.

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"Ça ne m'a pas obsédé tout de suite. Malgré tout, quand je me préparais le matin, je pensais à leurs critiques et j'épaississais discrètement mon maquillage", explique-t-elle. "En Première et en Terminale, ça a empiré. Il y avait deux ou trois filles qui me harcelaient à ce sujet. Je savais qu'elles voulaient me rendre service, qu'elle craignaient que ma couleur de peau m'empêche de réussir, mais leur ton était très condescendant. Au final, elles étaient assez hypocrites ; ce n'est pas comme si elles étaient elles-mêmes particulièrement belles."

Par la suite, la société indienne s'est fait un plaisir de rappeler régulièrement à Kannan que sa peau était trop foncée. En tant que danseuse professionnelle, elle s'est vite rendu compte que "les filles les plus jolies, les plus fines, à la peau très claire étaient systématiquement placées sur le devant de la scène. C'était dur à accepter."

La préférence pour les peaux claires est également illustrée au cinéma, dans les programmes télé et dans la pub. En 2016, l'actrice Emma Watson a dû déclarer publiquement qu'elle ne soutiendrait plus les marques de produits cosmétiques qui "ne reflètent pas la beauté de tous les femmes", après avoir été âprement critiquée pour son apparition dans des publicités asiatiques promouvant le Blanc Expert Line de Lancôme, utilisé pour éclaircir la peau. (Par la suite, Lancôme a revu la description de son produit en affirmant qu'il "uniformisait le teint" plutôt que de l'éclaircir. "Il contribue à illuminer, matifer et raviver la peau", expliquent les porte-parole de la marque. "Ce type de produit, proposé par l'immense majorité des marques de cosmétiques, est une étape essentielle des routines de beauté des femmes asiatiques.")

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Le Conseil des normes publicitaires indien s'est confronté au problème en 2014, en interdisant les représentations négatives ou dégradantes des personnes à la peau plus foncée. Néanmoins, il n'a pas interdit les produits de consommation associés au blanchiment de la peau. Les pubs pour les crèmes éclaircissantes apparaissent toujours dans les journaux, à la télévision et dans les rues, et font intervenir des célébrités telles que Shah Rukh Khan et Deepika Padukone. En avril 2017, l'acteur Abhay Deol a dénoncé l'attitude de ses pairs soutenant les fameuses "crèmes de blanchissement cutané", dans une série de posts sur Facebook. Il est ensuite intervenu dans le Hindustan Times. Il écrit que "la publicité nous affirme que si notre peau est très claire, nous aurons un bon job, un mariage heureux et de beaux enfants. Nous sommes conditionnés à croire que la vie est plus facile pour ceux dont la peau ressemble à celle des Blancs."

"Les dépenses liées à l'éclaircissement de la peau devraient tripler d'ici 2024, jusqu'à atteindre les 31,2 milliards de dollars."

Hélas, le business de l'éclaircissement de la peau n'est pas l'apanage de l'industrie cosmétique.

La médecine ayurvédique traditionnelle enseigne par exemple que les femmes enceintes peuvent améliorer la couleur de peau de leur enfant en buvant du lait au safran et en mangeant des oranges, des graines de fenouil et de la noix de coco au cours de la grossesse. Début 2017, un célèbre médecin ayurvédique de Kolkata a organisé une conférence dédiée aux couples attendant un enfant - promettant que même les parents de petite taille à la peau foncée pouvaient avoir de grands enfants à la peau claire, pour peu qu'ils suivent ses conseils.

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Une étude de 2012 menée par un ONG indienne a découvert que les couples sans enfant insistaient (et payaient davantage) pour obtenir une mère-porteuse au physique avantageux et à la peau très claire, même si elle ne transmettait pas ses gènes au bébé.

Mais c'est sans doute dans les annonces matrimoniales des journaux que la norme de la peau claire est la plus solidement enracinée. En plus des exigences sur la caste de la future épouse ou du futur époux, sur sa religion, sa profession et son niveau d'études, les caractéristiques physiques sont soigneusement répertoriées par tous les parents passant une annonce dans l'espoir de marier leur progéniture. En outre, une femme au visage trop "sombre" pourra être délaissée au profit d'une personne au teint clair.

En avril 2017, le groupe média Times of India a produit ses propres recommandations exhortant les parents à privilégier la profession et le niveau des études des futures épouses plutôt que leur couleur de peau.

"Les épouses dépensent des quantités d'argent astronomiques dans les mois qui précèdent le mariage", explique Ema Trinidad, esthéticienne originaire des Philippines. Elle dirige un spa à Bengaluru. "Quand je suis arrivée ici, j'ai été très surprise de constater que les perspectives de mariage dépendaient énormément de la couleur de peau. Aux Philippines, ce n'est pas comme ça."

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Cet état d'esprit est si répandu que les Indiens ont accepté le fait que les traitements dermatologiques et les soins cosmétiques faisaient partie intégrante des préparations de mariage - tant chez les femmes que chez les hommes. Quand Karthik Panchapakesan s'est marié en 2001, il a été si intrigué par les publicités pour "la transformation complète de l'apparence" qu'il a décidé de tester ces traitements avant son mariage, en compagnie de son beau-frère.

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"Je n'étais jamais allé dans un institut de beauté auparavant", explique Panchapakesan, expert des médias de 50 ans travaillant dans une radio locale. Les deux hommes se sont alors rendus dans un institut d'Hyderabad et ont reçu "un massage très agréable. Ensuite, les esthéticiennes ont étalé une pâte blanche aux senteurs fleuries et fruitées sur mon front, mes joues, mon nez et mon menton. Elles m'ont promis que ça améliorerait mon teint."

Panchapakesan raconte que ses yeux ont commencé à brûler au bout de cinq minutes. Son nez a été extrêmement irrité par l'odeur, qui, d'abord douce, est rapidement devenue âcre et agressive. Il soupçonne que le produit était gorgé d'ammoniaque.

"C'était plus chimique que du raifort", affirme-t-il. "Je ne savais pas ce que c'était, parce qu'elles pompaient le produit depuis des tubes qui ressemblaient à des tubes de dentifrice. Je leur ai dit que je n'aimais pas ça du tout. Elles m'ont rétorqué que ça rajeunirait ma peau, et ont laissé le masque poser 20 minutes de plus."

Quand ça a été terminé, le visage des deux hommes semblait avoir été recouvert d'une épaisse couche de talc. À leur arrivée à la réception de mariage, l'épouse de Panchapakesan lui a demandé : "Qu'est-ce que c'est que cette tête ? Qu'ont-elles fait à ton visage ?" "Elles ne m'ont pas transformé, elles m'ont déformé", conclut-il.

Afin d'apaiser la sensation de brûlure et d'hydrater sa peau malmenée, il a dû appliquer un masque d'huile de coco sur son visage pendant trois jours. Il a juré de ne jamais remettre le pied dans un institut de beauté.

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Le bleaching est un traitement relativement répandu ; il ne permet pas d'éclaircir la peau elle-même, mais seulement le duvet et les poils qui la recouvrent. La plupart des traitements éclaircissants agissent sur la capacité de la peau à produire de la mélanine, le pigment qui colore la peau, les cheveux et l'iris. Tout le monde possède approximativement le même nombre de cellules productrices de la mélanine, mais la quantité de mélanine effectivement produite dépendra de vos gènes : les personnes à la peau plus foncée produisent plus de mélanine que les personnes à peau claire. Lorsqu'il est exposé au soleil, le corps produit de la mélanine en quantités supérieures afin d'absorber les rayons UV et de protéger les cellules. Une production importante de mélanine est généralement assortie d'une meilleure protection de l'épiderme ; ceux qui possèdent une peau foncée ont moins de rides que les autres et possèdent un risque moindre de développer un mélanome.

Ainsi, les crèmes éclaircissantes visent souvent à interrompre le mécanisme de la production de mélanine. Elles contiennent généralement un ingrédient naturel tel que le soja, la réglisse ou l'arbutine, parfois combiné à un agent médical éclaircissant tel que l'hydroquinone (un ingrédient potentiellement cancérigène - les produits qui en contiennent sont interdits ou en accès restreint au Ghana, en Afrique du Sud, en Côte d'Ivoire, au Japon, en Australie et dans l'Union européenne - ils sont disponibles sur le marché noir malgré tout). La vitamine B3 est un autre ingrédient commun dans ces préparations ; elle est généralement combinée au mercure dans des proportions dangereuses, selon l'Organisation mondiale de la santé. Le mercure bloque la production de mélanine, mais peut endommager les reins et le cerveau s'il est absorbé par la peau et s'accumule dans le corps.

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D'autres méthodes de blanchiment sont à base de peeling, une technique chimique extrêmement agressive qui permet d'éliminer la couche supérieure de la peau, la laissant exposée aux UV et à la pollution environnementale le temps que l'épiderme se reconstitue. Les traitements au laser offrent une approche encore plus agressive, en "cassant" la pigmentation de la peau, parfois avec des résultats néfastes.

Le Dr Mukta Sachdev, dermatologue clinique et esthétique à Bengaluru, se rappelle de deux cas d'hommes indiens s'étant rendu à son cabinet après avoir subi un traitement laser en Corée du sud. Tous deux approchaient de la trentaine et s'apprêtaient à se marier. Suite à cette intervention, l'un des deux hommes a hérité de rougeurs perpétuelles, tandis que le visage de l'autre était parsemé de petits points blancs - qui étaient en fait des taches de dépigmentation.

Sachdev suppose que les techniciens sud-coréens n'avaient pas l'habitude de travailler sur des peaux aussi sombres. "Dans ces cas-là, il faut configurer le laser avec des paramètres moins agressifs", explique-t-elle. Elle a pu traiter les rougeurs du premier larron, mais les taches blanches du second ont persisté malgré tous ses efforts.

De nombreux patients viennent la voir dans leur quête d'une peau plus claire, mais avant de leur offrir un traitement, elle leur conseille de privilégier une peau tonique et saine plutôt de penser aux nuances de couleur. "J'essaie de les éloigner de cette obsession du blanc", explique-t-elle. "Se lamenter à cause d'une peau sombre est mauvais pour l'estime de soi, et a des conséquences sur la qualité de vie."

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"Les Indiens subissent une énorme pression", explique le Dr Sujata Chandrappa, dermatologue à Bengaluru. "Ils ont des idéaux en tête, et veulent les atteindre quel qu'en soit le prix." Chandrappa ajoute que ses clients viennent souvent avec une photo de leur star de Bollywood préférée, et demandent la même couleur de peau que le héros ou l'héroïne en question.

"Lorsqu'ils sont uniquement obsédés par la couleur, je leur avoue immédiatement que leurs motivations ne me plaisent pas, et qu'ils cherchent sans doute quelque chose dont ils n'ont pas besoin", me dit-elle. "Si je les encourage dans leur démarche, j'ai l'impression de renforcer des biais racistes."

"La vie parfaite passe par une peau parfaite, et seuls ceux dont la carnation est idéale y auront accès."

Shannah Mendiola dépense 3 200 roupies (environ 40€) par mois en suppléments alimentaires sensés éclaircir la peau. Comparé au standard de vie indien moyen, c'est énorme - heureusement, elle a un bon job dans une multinationale. Originaire des Philippines, elle travaille à présent à Bengaluru. Elle prend ces comprimés depuis plus de cinq ans - pour éclaircir sa peau mais également pour bénéficier de leurs vertus anti-oxydantes.

"J'aime bien aller à la plage, et à la fin des vacances j'ai l'impression d'être toute noire", me dit-elle par email. "Je préfère acheter et utiliser des produits pour la peau qui contiennent déjà des actifs éclaircissants, comme des lotions, des démaquillants et des crèmes hydratantes. Aux Philippines, avoir la peau claire est un gros plus."

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Mendiola se décrit comme une métisse - ni trop claire, ni trop foncée - et explique que sa peau revient à sa couleur originelle plus facilement lorsqu'elle utilise les pilules. "Avoir le teint uni et lumineux me donne confiance en moi au travail. C'est normal, non ? Tout le monde aime être au top."

Elle prend du glutathion, un antioxydant naturellement produit par le foie pour protéger la peau des UV et des radicaux libres, ce qui contribue à régénérer la peau et la pigmentation.

Le glutathion est parfois pris de manière plus invasive, par injections. C'est une technique fréquemment utilisée pour compenser les effets secondaires de la chimiothérapie, comme la nausée, la perte de cheveux ou les difficultés respiratoires. Cependant, sa popularité croissante dans le cadre de l'éclaircissement de peau soulève de nombreuses inquiétudes.

En 2011, l'Agence de santé philippine a alerté sur "l'augmentation alarmante de l'utilisation non contrôlée du glutathion par voie intraveineuse", faisant état d'effets indésirables, comme des éruptions cutanées, des inflammations de la thyroïde, des dysfonctionnements rénaux, et un syndrome de Stevens-Johnson potentiellement fatal au cours duquel la peau se détache du corps comme si elle avait brûlé.

En 2015, la Food and Drug Administration américaine a averti des risques pour la santé des consommateurs : "vous injectez une substance inconnue - dont vous ne connaissez ni la composition ni la provenance - dans votre corps."

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Malgré tout, la demande pour le glutathion injectable ne cesse de croître. Mendolia a déjà suivi deux traitements par injections par le passé, mais consomme essentiellement des pilules.

Le Dr Mukta Sachdev refuse d'administrer des injections en dépit des sollicitations répétées de ses patients. "Je pratique la dermatologie basée sur les preuves, et il n'existe pas une littérature médicale suffisante pour appuyer l'utilisation du glutathion," précise-t-il. Hélas, les vidéos YouTube DIY expliquant comment se faire des injections par soi-même pullulent depuis des mois.

Le Dr Sujata Chandrappa, elle, pratique les injections. Elle n'a jamais observé d'effets secondaires mais elle reste prudente, en commençant le traitement par les plus petites doses possibles. Je lui ai demandé si ça fonctionnait vraiment. Gênée, elle m'a mentionné le cas d'une femme qui redoutait des injections, mais dont le désir d'avoir une peau plus claire outrepassait sa peur. Trois mois après les injections, son corps était environ deux nuances plus clair et toutes les taches sombres avaient éclairci. Ça a duré un an. Chandrappa ajoute que la femme envisage de répéter la procédure.

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"D'un point de vue médical, il n'est pas possible d'éclaircir la peau de manière permanente, mais vous pouvez faire illusion", m'explique Sachdev. En fait, la plupart de ses patients ainsi que ceux de Chandrappa sont des personnes cherchant un traitement en complément d'autres techniques - principalement des crèmes stéroïdes topiques.

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Les instances de régulation pharmaceutique indiennes ont approuvé près de 18 corticostéroïdes différents pour un usage dermatologique topique, allant de l'effet léger à une action très agressive. Ceux-ci coûtent généralement moins de 2$ le tube, et la plupart des pharmacies en dispensent sans ordonnance à travers tout le pays.

Les patients les appliquent indifféremment pour traiter les boutons ou pour obtenir une peau plus claire, mais ces crèmes décapent la couche protectrice de la peau, ce qui la fragilise énormément. Le plus inquiétant, c'est qu'elles sont parfois addictives, affirme le Dr Shyamanta Barua, dermatologue et secrétaire général d'honneur de l'Association indienne des dermatologues, des vénériologues et des léprologues.

"Dès le moment où le patient cesse d'utiliser la crème, la peau réagit violemment. Elle est irritée, elle démange de manière très violente", explique-t-il. "Pour faire cesser les démangeaisons, le patient se tartine à nouveau. C'est un cercle vicieux. En fait, ils développent une sorte de dépendance." Il pense que les usagers des crèmes éclaircissantes devraient être suivis de la même manière que les accros aux drogues récréatives ou les alcooliques.

L'association des dermatologues fait du lobbying actif afin que les médicaments pour la peau à base de stéroïdes topiques soient ajoutés à la liste Schedule H (une liste de médicaments sur ordonnance), ce qui limiterait leur disponibilité dans les pharmacies. Les lobbyistes ont rencontré le contrôleur général des médicaments de l'Inde en mars 2017, bien que le Dr Shyam B Verma, le dermatologue qui dirige ces actions, reste pessimiste : "Ces produits ne constituent qu'une minuscule fraction de l'industrie pharmaceutique globale, donc ce n'est pas une priorité", me dit-il.

"Les pharmacies les vendent comme elles vendraient des boites de cookies. Les entreprises pharmaceutiques, elles, savent qu'il s'agit bel et bien d'un médicament, et qu'il n'est pas sensé être utilisé pour éclaircir l'épiderme. Ça ne les empêche pas de les distribuer sous des noms évocateurs, comme Skin Bright, Skin Light, Skin Shine, Look Bright." En outre, seules 35% des pharmacies emploient au moins un pharmacien diplômé ; la plupart du temps, l'établissement ne dispose d'aucun professionnel habilité à conseiller l'acheteur sur le dosage et l'usage approprié de la crème.

Des premiers signes alarmants montrent que les prescriptions inappropriées de stéroïdes - absorbés sous forme de cocktails médicamenteux contenant un mélange de stéroïdes, d'antibiotiques et d'antifongiques - peuvent engendrer un phénomène de résistance microbienne. Un éditorial publié dans le journal en ligne de l'Association des dermatologues indiquait l'an dernier : "Aujourd'hui, nous sommes confrontés à une attaque de dermatophytose chronique et récurrente [des infections fongiques] dans des proportions jamais vues auparavant. Au cours des 3 à 4 dernières années, la fréquence de ces cas a augmenté de manière alarmante."

Le Dr Rajetha Damisetty, dermatologue cosmétique travaillant à Hyderabad, m'explique que l'un de ces cocktails contient du clobétasol - le stéroïde le plus puissant dont nous disposons à ce jour et que l'on utilise d'ordinaire pour traiter les affections inflammatoires de la peau comme l'eczéma - en association avec deux antibiotiques et deux antifongiques. "Seule l'Inde propose cette combinaison complètement dingue de médicaments", explique Damisetty. "Les résultats sont cauchemardesques."

"Habituellement, explique-telle, environ 70-90% des personnes affectées par des infections fongiques auraient utilisé des stéroïdes topiques pour se soigner, avec des résultats dans les deux semaines. Chez nous, nous donnons quatre fois la dose recommandée aux patients, pendant 8 à 12 semaines. Suite à la résistance des champignons, on a observé une épidémie dans tout le pays."

L'association des dermatologues indiens essaie d'éduquer les médecins, notamment les généralistes qui prescrivent des stéroïdes à la chaine. Elle collabore également avec les entreprises pharmaceutiques, ce qui commence à porter ses fruits. En avril 2017, une entreprise a distribué des flyers d'avertissement à 50 000 pharmacies : "Les stéroïdes peuvent être dangereux. Ne les utilisez pas sans prescription médicale."

"Ce n'est pas juste un biais de jugement. C'est du racisme".

L'association ne lutte pas uniquement contre les mauvaises pratiques médicales et les habitudes de consommation, mais elle s'attaque à un problème fondamental : la préférence pour les peaux claires. Détruire ce biais exigera un profond changement de mentalité qui ne se fera pas en un jour. Il sera sans doute plus facile d'éduquer plus jeunes ; après tout, la préférence sociale pour la peau claire s'exprime dès la naissance.

Kavitha Emmanuel est convaincue que les gens sont plus conscients que jamais du problème, et espère que la nouvelle génération verra les choses autrement - pas uniquement en Inde, mais dans le monde entier. En 2016, trois étudiants de l'Université du Texas ont lancé une campagne sur Instagram. Ils l'ont baptisé Unfair & Lovely en référence à la crème éclaircissante la plus populaire en Inde, Fair & Lovely. Le hashtag #unfairandlovely invitait les personnes à la peau très sombre à partager des photos d'elles sur les réseaux sociaux. En 2013, une jeune Pakistanaise, Fatima Lodhi, a lancé le premier mouvement "anti-coloriste" du pays : Dark is Divine. Lodhi avait entrepris de raconter son histoire, et d'expliquer les discriminations qu'elle avait subi lorsqu'elle était enfant. "Je n'ai jamais pu jouer le rôle de la fée dans la pièce de théâtre de mon école, parce que les fées sont sensées avoir un teint d'albâtre !" Aujourd'hui, elle intervient dans les établissements scolaires afin d'expliquer aux enfants les subtilités de la discrimination basée sur la couleur de peau.

Les comportements commencent déjà à changer, tout particulièrement chez les jeunes filles. Disposant d'une meilleure éducation que leurs aînées, elles ont davantage d'opportunités de carrière et sont plus nombreuses à être indépendantes financièrement. Emmanuel m'a raconté l'une des interventions de Dark is Divine dans un collège pour filles du sud de Chennai, en janvier dernier. Une ado à la peau sombre "ayant de gros problèmes de confiance en elle, quoiqu'elle soit ravissante", est venue la voir. Elle pleurait parce que son frère s'était moquée de sa peau le matin même. Emmanuel a été d'autant plus surprise lorsqu'une autre, à la peau claire, s'est manifestée. Elle a raconté devant tous ses camarades que, pendant longtemps, elle avait pensé que les filles à la peau sombre était laides. Elle s'est excusée auprès de la classe, et a promis de mieux traiter ses compagnes à l'avenir. "Elles ont toutes applaudi", raconte Emmanuel. "Pour une ado, c'était un gros effort de s'exprimer de cette manière en public. Elle a montré qu'elle avait un bon coeur."

Hélas, les militants craignent que le marché des traitements éclaircissants ait encore de beaux jours devant lui. L'esthéticienne Ema Trinidad se rappelle d'une femme qui était venue recevoir des soins dans son spa. Son fiancé avait la peau claire, et ses beaux beaux-parents voulaient absolument qu'elle se décolore la peau avant le mariage. "Je me sentais très mal pour elle. Elle n'avait pas la peau particulièrement sombre, juste des problèmes d'hydratation. Je lui ai donné une crème appropriée", explique Trinidad. Elle conseille les clients pour qu'ils sachent quels produits et traitements sont efficaces et sûrs, mais ajoute : "Ce n'est pas à moi de juger si le désir d'avoir une peau plus claire est bon ou mauvais. Mon travail, c'est de donner aux gens l'apparence qu'ils souhaitent. Et ce qu'ils souhaitent, c'est une peau caramel."

Cet article a initialement été publié sur Mosaic sous licence Creative Commons.