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Comment le KGB a fait croire au monde que les États-Unis avaient créé le sida

Si vous pensez que le VIH est sorti d'un laboratoire de l'armée américaine, félicitations : vous êtes le pantin des anciens services de renseignement soviétiques.
Image : Jonathan Ernst/Reuters

Entre 35 et 43 millions de personnes sont mortes du syndrome de l'immunodéficience acquise (sida) depuis 1981.

Face à un tel désastre, les explications scientifiques et leurs failles honnêtes semblent parfois insuffisantes ; le traumatisme engendre la théorie du complot. Ainsi, une hypothèse réputée affirme que le virus de l'immunodéficience humaine (VIH), le rétrovirus qui cause le sida, est une arme biologique échappée d'un laboratoire de l'armée américaine. La semaine dernière, Gérard Depardieu a laissé entendre que cette rumeur pouvait être vraie face à un journaliste du Daily Beast. "Nous ne savons rien", a-t-il affirmé.

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En lisant ces déclarations, nous nous sommes dit qu'il était grand temps de déterrer les racines soviétiques de ce vilain complot.

D'abord, les faits. La communauté scientifique a commencé à suspecter l'origine simiesque du VIH dès le milieu des années 80. En 2006, le professeur de maladies infectieuses Eric Delaporte et la virologue Martine Peeters ont prouvé que la souche M (pour "major") du virus, qui infecte plus de 90% des séropositifs, avait bel et bien été transmise à l'homme par le chimpanzé d'Afrique centrale. L'affaire aurait dû être réglée. Pourtant, la théorie du complot américain a continué à résister comme elle le faisait déjà depuis plus de deux décennies.

Pour Thomas Boghardt, historien à l'US Army Center for Military History, cette ténacité tient au fait que la rumeur du VIH comme arme biologique a été soigneusement conçue et répandue par les services de renseignement soviétiques (KGB) et est-allemands (Stasi) dans le but de décrédibiliser les États-Unis pendant la guerre froide. Nom de code de l'opération : VORWÄRTS II, ou INFEKTION.

Dans son article Soviet Bloc Intelligence and Its AIDS Disinformation Campaign, publié en décembre 2009 dans Studies in Intelligence, une revue cooptée publiée par la CIA, Boghardt fait remonter le début de la conspiration au 17 juin 1983. Ce jour-là, un périodique indien à petit tirage, le Patriot, a publié un article intitulé "Le SIDA pourrait envahir l'Inde : une maladie mystérieuse déclenchée par des expériences américaines". Ouvertement pro-bloc de l'Est et financé par lui, le journal a été décrit comme un organe de désinformation soviétique par un transfuge du KGB.

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La Loubianka, l'ancien quartier général du KGB à Moscou. Image : A. Savin/Wikimedia Commons

L'article du Patriot détaille une lettre anonyme attribuée à "un scientifique et anthropologue américain bien connu" et soi-disant expédiée depuis New York. Multipliant les fautes de grammaire et de syntaxe, son auteur soutient que les chercheurs du laboratoire militaire américain de Fort Detrick, dans le Maryland, ont découvert le sida en analysant des échantillons prélevés en Afrique et en Amérique latine par des scientifiques des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies. Dans la lettre, on peut lire :

Cette suite d'événements semble la plus à même d'être à l'origine de la découverte d'un type de virus absolument nouveau (SIDA) [sic] qui affecte le système immunitaire humain. Il a sans doute été utilisé pour empoisonner des dons de sang, qui ont ensuite été transfusés à des patients insoupçonnés [sic] dans un but expérimental. Des tests pourraient avoir été menés sur certains groupes de citoyens américains particulièrement touchés par la maladie du SIDA, avant tout des individus venus de Haïti ou d'autres pays en développement, des toxicomanes et des homosexuels…

L'époque était propice au lancement d'une rumeur sur des recherches en armement non-conventionnel américaines. A la fin des années 60, la guerre du Vietnam avait brutalement attiré l'attention du public sur le programme biologique offensif de l'US Army. Ce dernier, lancé en 1943 avec la construction de Fort Detrick, avait abouti à la création d'un vaste arsenal d'agents pathogènes. Pour tester leurs nouvelles armes, les chercheurs avaient inoculé des maladies graves comme la tularémie, la fièvre Q ou l'aspergillose à des sujets humains au cours d'expériences parfois racialistes.

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L'administration Nixon a signé la fin de tous les programmes biologiques offensifs américains en 1969 et Fort Detrick a officiellement détruit ses derniers stocks en 1973. Pourtant, dix ans plus tard, quand une équipe de chercheurs français a isolé le VIH pour la première fois, le monde n'avait rien oublié du laboratoire d'armement, de ses stocks de bactéries mortelles, de ses tests sur les adventistes et les afro-américains. Le mystérieux syndrome, finalement baptisé "SIDA" en 1982, continuait à progresser. L'inquiétude paralysait le public : d'où venait-il ? Comment était-il né ? Dans la tempête, la thèse de l'article du Patriot proposait une explication.

Pour Boghardt, c'est sûr : la lettre anonyme qui a tout déclenché était un faux confectionné par les services de renseignement soviétiques.

L'historien soutient que les sources citées par le mystérieux scientifique américain, notamment le magazine professionnel Army Research, Development & Acquisition, sont moins des lectures d'anthropologue que d'agent du KGB en quête d'une bonne idée de rumeur. De plus, les nombreuses fautes qui parsèment la lettre seraient des erreurs de traduction : à l'en croire, le texte aurait été rédigé en russe puis traduit en anglais par des employés du renseignement soviétique pas tout à fait bilingues.

Un globule blanc infecté par le VIH. Image : National Institue of Health/Wikimedia Commons

L'article du Patriot n'a pas pris et bien vite, il a été oublié. Et puis, deux ans plus tard, la légende du VIH comme création de l'armée américaine a ressurgi dans la presse à l'initiative du KGB. Dans une lettre adressée aux services de renseignement bulgares en septembre 1985, les espions communistes écrivaient :

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Nous avons lancé plusieurs projets liés à l'apparition aux États-Unis au cours des dernières années d'une nouvelle maladie dangereuse appelée (…) SIDA, et à sa propagation dans d'autre pays, notamment européens. L'objectif de ces projets est de façonner une croyance (bénéficiaire pour nous) selon laquelle cette maladie est le résultat d'une expérience secrète sur de nouveaux types d'armes biologiques menée par les forces spéciales américaines et le Pentagone.

Un mois plus tard, la rumeur resurgissait dans un article publié par Literatournaïa gazeta, un hebdomadaire culturel et politique soviétique de grande renommée. Ainsi relancée, elle s'est propagée dans le monde entier. Une étude du département d'État américain de 1987 affirme qu'elle a été citée dans les journaux de 13 pays en 1985, notamment en France, en Suède et au Royaume-Uni. En 1986, elle a été repérée dans 49 pays. Cette année-là, elle a également trouvé son défenseur le plus médiatique et acharné : le biologiste Jakob Segal.

Jakob Segal est né à Saint-Pétersbourg en 1911. Fervent communiste dès le préau, il obtient un doctorat de physiologie à la Sorbonne en 1936 et combat aux côtés de la résistance française pendant la Seconde guerre mondiale. Entre les années 50 et 70, il mène une carrière remuante : professorat, recherche en laboratoire, voyages à Cuba et en Amérique latine… Il fonde même son propre Institut de bactériologie appliquée avant de prendre sa retraite en 1971. Quatorze ans plus tard, il se découvre une passion pour le sida et la rumeur qui le dit sorti de Fort Detrick.

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Thomas Boghardt est convaincu que la Stasi a embarqué Segal dans la conspiration sans que celui-ci s'en rende compte. La police est-allemande, encouragée par le KGB, se serait rapprochée du biologiste dans le but de rallier une figure d'autorité internationale à sa campagne de désinformation. L'historien suppute que des documents lui ont été fournis par un collègue préalablement briefé par la Stasi ou qu'on lui a tout simplement suggéré de se renseigner sur le sujet.

"Bien que Segal ait pu se douter de la véritable provenance de ces ressources sur le sida, affirme Boghardt, il était courant pour les autorités d'Allemagne de l'Est de partager des "informations de fond" de façon quasi-conspirationnelle au cours de conversations en tête-à-tête. Leur validité n'était généralement pas remise en cause."

Jakob Segal a déployé des efforts considérables pour répandre la thèse du VIH venu de Fort Detrick. Le fait que sa femme Lilli ait souffert des mains du docteur Mengele à Auschwitz l'a sans doute aidé à croire que des chercheurs pouvaient être assez cruels pour créer une telle arme. En septembre 1986, son pamphlet de 47 pages AIDS: Its Nature and Origin a été largement diffusé pendant la huitième conférence des chefs d'État des pays non-alignés. Boghardt affirme que 24 agents du KGB et de la Stasi ont aidé à la distribution.

L'année 1987 a été encore plus généreuse avec le complot de Fort Detrick : après avoir reçu le soutien du célèbre auteur pro-communiste Stefan Heym, il s'est retrouvé au centre d'un roman de l'écrivain à succès Johannes Mario Simmel, With the Clowns Came the Tears. L'ouvrage, qui imagine une course à l'armement biologique entre USA et URSS, évoque les thèses de Segal par la bouche d'un de ses protagonistes. Son succès a été tel qu'il a été adapté à la télévision.

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Boghardt soutient que l'inspiration de Johannes Mario Simmel a été excitée par la Stasi, qui lui aurait fait parvenir des documents complotistes après avoir espionné une conversation téléphonique dans laquelle il évoquait le projet de With the Clowns Came the Tears. Il ajoute que le patron de la Stasi de l'époque, Markus Wolf, a été si satisfait du succès du roman qu'il en avait "fièrement empilé dix exemplaires sur son bureau". À la fin de l'année 1987, le VIH avait été présenté comme une arme américaine par plus de 200 journaux dans 25 langues différentes.

En dépit de la popularité de la rumeur, la majeure partie de la communauté scientifique de l'époque s'accordait déjà à dire que le VIH était apparu chez les grands singes d'Afrique centrale. De nombreux chercheurs venus des deux blocs se sont élevés contre Jakob Segal et les thèses qu'il défendait. Leurs critiques n'étaient pas toujours gentiment formulées : en 1987, le directeur de l'Institut de virologie de Moscou, Victor Zdhanov, a répondu à un journaliste qui lui demandait si le VIH avait été créé par les États-Unis que sa question était "ridicule". Les choses commençaient à mal tourner pour les complotistes.

Timbre commémorant le World AIDS Day en Russie, 1993. Image : Wikimedia Commons

Quand l'épidémie de sida a frappé l'URSS à la fin des années 80, Moscou s'est soudain montré désireux de faciliter les échanges entre les chercheurs soviétiques et américains. Le 23 octobre 1987, le président soviétique Mikhaïl Gorbatchev a rencontré le secrétaire d'État de Ronald Reagan, George Shultz. Ses plaintes concernant les rumeurs liées au sida semblent avoir été entendues : la thèse du VIH artificiel a été rejetée une semaine plus tard dans Izvestia, le journal officiel du gouvernement communiste. Trop peu, trop tard.

Jakob Segal a continué à défendre ses convictions avec ferveur jusqu'à sa mort, en 1995. Il a toujours nié être un pantin du KGB. Bien sûr, la légende du VIH artificiel lui a survécu. Au milieu du tumulte causé par l'effondrement du bloc soviétique et après, elle a continué à prospérer dans les journaux, à la télévision, à la radio. La preuve : en 2017, près de 35 ans après sa naissance, elle s'est frayée un chemin jusqu'à la bouche de Gérard Depardieu.