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"Lost media" : les chercheurs de trésors du web

Vidéos de suicides en direct, films disparus et documents obscurs : sur Internet, des communautés de passionnés traquent les oeuvres introuvables pour les ressusciter.

Entre le 21 et le 31 janvier dernier, les amateurs de cinéma indépendant ont convergé vers la petite ville de Park City, dans l'Utah, pour assister à la 32e édition du festival de Sundance. Cette année, le hasard a fait se rejoindre dans le programme de l'événement deux films inspirés par la terrible histoire de Christine Chubbuck, une journaliste de télévision de 29 ans qui a mis fin à ses jours en direct en 1974. Le documentaire Kate Plays Christine et le drame Christine tentent tous deux de comprendre ce geste cruel. En portant leur attention sur ce fait divers, ils rejoignent également l'une des communautés les plus passionnées du web : les chasseurs de "lost media".

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Christine Chubbuck était employée par WXLT, une chaîne de télévision locale destinée aux habitants du littoral sud-ouest de la Floride. Lorsqu'elle a braqué un revolver derrière son oreille droite et pressé la détente à l'antenne, le matin du 14 juillet 1974, quelques centaines de personnes tout au plus l'ont vue s'effondrer. Avec les individus présents sur le plateau au moment de la détonation, ces téléspectateurs malheureux sont les seuls à avoir assisté en direct au suicide de la journaliste. Ils ne le reverront plus : l'unique enregistrement connu des derniers instants de la jeune femme a été réalisé par WXLT et sur conseil de ses avocats, la chaîne ne l'a jamais diffusé.

Christine Chubbuck. Capture d'écran : YouTube.

A l'issue de son enquête, la police aurait confié la cassette des derniers instants de Christine Chubbuck à sa famille. On ignore toujours ce qu'elle en a fait. Il y a quelques semaines, le frère de la journaliste a lui-même avoué qu'il ignorait où elle se trouvait aujourd'hui. La vidéo du suicide de la journaliste est devenue l'un des plus célèbres "lost media", ces oeuvres et informations rendues inaccessibles au grand public par le jeu des circonstances ou la volonté de leur propriétaire. Comme la terrible bobine de WXLT, les premiers albums de Boards of Canada, le deuxième long-métrage réalisé par Alfred Hitchcock et les photographies de la dépouille d'Oussama ben Laden sont considérés comme des médias perdus.

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Depuis le début des années 2010, l'histoire et la quête de ces entités insaisissables suscitent un enthousiasme croissant sur le web. Les fondations de ce nouvel intérêt pour les "lost media" ont été posées le 10 août 2011, quand un certain "simpman" a attiré l'attention de Reddit sur un vieux programme pour enfants appelé Cry Baby Lane. "[Aujourd'hui j'ai appris] qu'en 2000, Nickelodeon a sorti un téléfilm tellement effrayant qu'il ne l'ont diffusé qu'une seule fois, a-t-il titré ce jour-là dans la catégorie "Today I Learned" du site communautaire. Aujourd'hui, il est considéré comme un film perdu." Il n'en fallait pas plus pour que Reddit se mette en tête de retrouver Cry Baby Lane.

Mettre la main sur le mystérieux téléfilm d'épouvante n'a pris que quatre jours aux Redditors. Le 14 août, une version numérisée de Cry Baby Lane a été mise en ligne par une jeune femme qui l'avait enregistré lors de son unique diffusion à la télévision, le 28 octobre 2000. En la visionnant, bon nombre des internautes qui s'étaient passionnés pour l'affaire ont été déçus de constater que le téléfilm était beaucoup moins effrayant que médiocre. "Je soupçonne Nickelodeon de l'avoir fait disparaître parce qu'il n'est pas très bon et qu'il n'a pas réuni beaucoup de téléspectateurs plutôt que parce qu'il fait trop peur", avait alors soupiré un internaute dépité.

Cry Baby Lane

. Capture d'écran : YouTube.

Malgré cette déception, la réussite fulgurante de l'initiative des Redditors a fait assez de bruit pour que Nickelodeon se décide à rediffuser Cry Baby Lane. Elle a également abouti à la création de r/Lost_Films, une sous-catégorie de Reddit dédiée aux documents audiovisuels perdus. Son fondateur AAjax a été inspiré par la résurrection du téléfilm. Contacté par Motherboard, il explique : "Quand Cry Baby Lane a refait surface, j'ai remarqué qu'il n'existait aucun subreddit dédié à la recherche de contenus disparus." Deux années auparavant, ce réparateur de caisses enregistreuses informatisées de 47 ans avait déjà mis un pied dans la chasse aux médias en ouvrant une communauté dédiée aux vidéos méconnues, r/ObscureMedia.

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L'intérêt d'AAjax pour les médias perdus est une manifestation de sa grande curiosité : "J'adore chercher des choses que je n'ai pas encore vues, explique le Redditor. C'est toujours génial de tomber sur quelque chose dont j'ai entendu parler il y a des années sans jamais pouvoir le retrouver. Les films perdus font partie de ma passion pour les médias en général, je passe la majeure partie de mon temps libre sur r/ObscureMedia à chercher des contenus rares et étranges." En bon passionné de cinéma, AAjax est également modérateur de cinq autres subreddits consacrés notamment aux films d'exploitation et au réalisateur John Waters.

Dmcnelly, le deuxième plus ancien administrateur de r/Lost_films, avoue que sa passion pour les "les films et les émissions de télévision" perdus a commencé dans un élan de "curiosité morbide" qui n'a pas tardé à se transformer en "fascination dévorante" : "Quand les gens font des vide-greniers, j'achète des cartons entiers de cassettes VHS et Betamax. (…) A la maison, j'ai un serveur de 20 térabits qui ne va plus tarder à être complètement rempli de films de famille." Pour cet administrateur système de 27 ans, traquer les contenus inaccessibles est une manière de se souvenir qu'Internet ne fait pas tout : "Nous avons été habitués à avoir accès en permanence à une surabondance d'information, à tel point que l'idée que quelque chose puisse disparaître nous semble désormais invraisemblable."

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Le goût prononcé de AAjax et dmcnelly pour les films disparus est coutumier chez les chercheurs de médias perdus. La toile grouille de sites exclusivement dédiés aux bobines égarées, certains distributeurs en ont même fait un fond de commerce. Leur recherche est même encouragée par de grandes organisations privées et des établissements publics, comme le Centre national du cinéma (CNC) ou le British Film Institute (BFI). Malheureusement, ceux qui sont en quête d'un document audiovisuel non-cinématographique, d'un jeu vidéo ou même d'une oeuvre musicale introuvable ne disposent pas d'un tel réseau. Depuis l'ouverture du Lost Media Wiki, ils disposent néanmoins d'un point de ralliement.

Comme /r/Lost_Films, Lost Media Wiki a été engendré grâce aux événements d'août 2011. Sans la découverte de Cry Baby Lane, son fondateur dycaite n'aurait peut-être jamais été happé par le monde des médias perdus. Porté par sa fascination pour l'affaire du téléfilm retrouvé et son intérêt pour la préservation de l'information, cet Australien de 24 ans a dressé une liste de documents disparus qu'il a partagé avec d'autres passionnés sur la catégorie "Paranormal" du forum 4chan. C'est là que l'idée d'un site collaboratif dédié à ces objets inaccessibles lui a été soufflée par un internaute anonyme. Dycaite n'a pas hésité et en novembre 2012, il a ouvert les portes du Lost Media Wiki.

Le Lost Media Wiki s'est donné pour mission de recenser tous les "lost media", quelle que soit leur nature, pour faciliter leur traque. L'encyclopédie participative de dycaite compte près de 1 300 articles répartis en une quinzaine de catégories : animation, télévision, littérature… Chacun d'entre eux raconte l'histoire d'un objet culturel perdu, qu'il s'agisse d'un film Pokemon pour planétarium ou d'un portage de SimCity sur NES. Le site intègre également un petit forum sur lequel les chasseurs de médias perdus se retrouvent pour discuter de leurs derniers progrès et attirer l'attention de la communauté sur de nouvelles disparitions.

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Contrairement à /r/Lost_Films qui plafonne à 4 000 abonnés, la création de dycaite grandit à vue d'oeil depuis son ouverture. L'Australien s'émerveille : "Entre 400 et 2 000 visiteurs uniques passent par chez nous chaque jour. Je n'aurais jamais pensé que le site puisse être aussi populaire, c'est une bonne surprise. Le nombre de pages vues et d'utilisateurs n'a jamais cessé de croitre depuis qu'il est actif." Malgré cette bonne santé, Lost Media Wiki ne rapporte pas un sou. Le site, qui ne contient aucune publicité, coûte même de l'argent à son fondateur : "Nous sommes déficitaires, mais quelques généreux donateurs nous aident à rester debout."

Le

Crack Master

. Capture d'écran : YouTube.

Cet apport financier est d'autant plus utile que les efforts des membres de Lost Media Wiki ont déjà payé à de nombreuses reprises. La chasse réussie dont dycaite est le plus fier est celle qu'il a menée en 2013 pour retrouver le Crack Master, un court-métrage d'animation réputé effrayant qui s'est volatilisé après avoir été diffusé dans la célèbre émission pour enfants Sesame Street au cours des années 70. Le jeune homme n'a pas ménagé ses efforts pour le retrouver : il a écrit à ses créateurs, lancé des pétitions, attiré l'attention de nombreuses communautés numériques sur le problème et même contacté le propriétaire d'une copie douteuse, sans succès. Et puis, le jour de Noël, un anonyme lui a fait parvenir le dessin animé par e-mail.

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"A chaque fois que j'y repense, j'ai besoin de me pincer, s'amuse dycaite. Quand c'est arrivé, je ne pouvais pas croire que j'avais réussi à déterrer cette vidéo. A ce moment-là, elle était considérée comme une légende urbaine d'Internet. C'était incroyable." Un beau succès qui lui a brièvement ouvert les portes des médias grand public. Malgré son issue triomphale, l'aventure Crack Master n'est que l'un des nombreux succès de Lost Media Wiki : Dycaite publie régulièrement des communiqués qui énumèrent les dernières trouvailles des membres de Lost Media Wiki, souvent sorties de l'obscurité grâce à un coup de chance ou à un impressionnant travail d'enquête.

Conforté par le succès de son entreprise, l'Australien entretient de grands plans pour son site. "C'est parfois difficile, affirme-t-il. Mais le jeu en vaut tout à fait la chandelle." Dycaite a d'ores et déjà jeté son dévolu sur un nouveau média perdu : la vidéo du suicide de Christine Chubbuck. "Depuis que j'ai découvert que deux films présentés au festival de Sundance de cette année traitaient de son histoire, je suis retombé dedans", explique-t-il. "Retombé", car les chercheurs dans son genre n'ont pas attendu que le destin de la journaliste soit projeté sur grand écran pour chercher la fameuse bande de WXLT. Les membres du forum Find A Death, par exemple, sont sur ses traces depuis près de dix ans.

Une journée avec Bob l'éponge

. Capture d'écran : YouTube.

Reste une question, celle qui agite l'esprit de tous les chasseurs d'entités disparues : les images des derniers instants de Christine Chubbuck existent-elles toujours ? Elles ont peut-être été perdues pour de bon, voire détruites. Au moins, on sait qu'elles existent. De par leur inaccessibilité, les médias déclarés "perdus" sont couverts d'un mystère qui fait le bonheur des imaginations fertiles et des mauvais plaisantins, à tel point qu'il est bien possible que certains de ses plus grands représentants ne soient que des légendes. L'article le plus consulté du Lost Media Wiki traite d'un film appelé Une journée avec Bob l'éponge : le film, un faux documentaire qui agite le web depuis qu'il a été ajouté au catalogue Amazon en 2011. Les preuves de son inexistence s'accumulent, mais certains internautes zélés continuent d'y croire. À chacun sa chasse au trésor.