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La fanfiction : une histoire qui reste encore à écrire

Bien longtemps avant la publication de Fifty Shades of Grey, les premiers auteurs de fanfiction ont fait leur nid dans les tréfonds des forums Usenet.
Image: Flickr/Michel Curi.

Avant qu'une fanfiction de Twilight ne se transforme en roman à part entière vendu à plus de 125 millions d'exemplaires, Fifty Shades of Grey, puis qu'une fanfic de One Direction ayant récolté plus d'un milliard de vues soit adaptée en film, il était un peu hasardeux d'affirmer que la fanfiction était un genre grand public. Fanfiction.net possède aujourd'hui plus de 40 000 histoires basées sur l'univers de Star Wars, 114 000 basées sur Supernatural, et pas moins de 743 000 basées sur Harry Potter. Il existe plusieurs sites dédiés exclusivement à la fanfic One Direction, et la communauté fanfiction de Tumblr s'étend désormais en un labyrinthe tentaculaire qui héberge d'innombrables récits alliant le mignon à l'indicible. Si vous cherchez une fanfic à lire sur la plage, le choix est quasi illimité ; en outre, les sites qui hébergent les œuvres en questions sont clairs et exhaustifs. De plus, parler de fanfiction ne vous vous donnera jamais l'air d'un cinglé. C'est un hobby comme un autre, pas un refuge pour individus bizarres et malsains. Aujourd'hui, tout cela va de soi. Mais à la fin des années 90, c'était une toute autre paire de manches.

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La fanfic était alors un intérêt de niche. Au lieu de sites organisés comme des catalogues tels que fanfiction.net, les fans ménageaient leurs propres espaces sur un jeune Internet en pleine explosion, par l'intermédiaire de forums ou de pages perso. Les fans de Star Trek se retrouvaient ici, les fans de X-Files, , et les fans de Frasier, ailleurs. La plupart de ces sites sont morts aujourd'hui, ou peu s'en faut. Seul the Way Back Machine permet d'en avoir encore quelques aperçus. Les sites encore « actifs, » comme celui-ci, consacré à X-Files et créé en 1995, promettent une mise à jour tous les 60 jours, mais n'ont guère évolué depuis 2012.

Image: krycek.gossamer.org

Même s'ils étaient à la pointe du design à l'époque, ces sites ont gardé leur style d'antan, faisant fuir les nouvelles générations d'amateurs de fanfic. On peut les considérer comme des échantillons du passé, qui permettent de réaliser un charmant voyage dans le temps pour peu que l'on supporte les liens en surbrillance bleu vif et le Comic sans MS. Leurs administrateurs ont lentement perdu tout intérêt pour la maintenance financière et technique de leur site, ce qui les a amenés à délaisser le principal support de leur passion. Les communautés qui gravitaient autour de ces pages surannées ont naturellement migré avec le temps. Alors, on oublie qu'elles ont permis d'assoir une démarche pionnière dans l'histoire de la culture pop.

Image: www.trekiverse.org

La fanfiction existait bien avant Internet, bien sûr. Il y a plus de vingt ans, il était possible possible de se faire publier dans des fanzines et faisant la tournée des conventions. Peg Robinson, qui a fait son entrée dans la galaxie de la fanfic Star Trek sur Usenet un peu avant trente ans, faisait déjà partie de ce monde depuis ses années de lycée (dans les 1970s), où la tradition était de transmettre des histoires de génération en génération d'étudiants.

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« J'ai découvert le fandom Star Trek en ligne et je ne l'imaginais pas ailleurs, » explique-t-elle. « Je sais que ça peut paraître étrange, mais j'étais alors mariée à un ingénieur en informatique et j'essayais d'égaler son aisance dans la rédaction au clavier. Quand nous avons enfin obtenu une connexion Internet à la maison, je suis allée sur le seul site que je connaissais : alt.callahans, un forum calqué sur Callahan's Bar de Spider Robinson. J'ai alors compris l'essentiel : Usenet était le royaume des fans de Star Trek. »

Image: www.stwww.com/usenet

Pour Robinson, le plus difficile n'a pas été de trouver une communauté fanfic qui lui convienne, mais bien d'améliorer sa vitesse de frappe au clavier. N'oublions pas que les ordinateurs, ces outils si familiers aujourd'hui, étaient encore des curiosités à l'époque. L'idée d'aller sur Internet pour partager ses écrits n'avait alors rien d'évident.

« La première fois que j'ai reçu un email d'une personne qui habitait en Allemagne, puis lorsque j'ai reçu une demande d'interview de la part d'un français, j'ai été stupéfaite, » explique-t-elle. « J'ai alors réalisé lentement que mon mari et moi avions réussi à créer quelque chose qui méritait d'être lu, et qui avait rassemblé un lectorat à part entière. C'était extraordinaire. »

La rédaction d'une fanfic constitue un acte de création en soi, même s'il s'agit d'une histoire au style discutable dans laquelle Harry Potter a des rapports sexuels ambigus avec le demi-géant Hagrid. Dans tous les cas, son créateur souhaite que son récit soit lu par le plus grand nombre de personnes possible. Même si les fanfics d'aujourd'hui ridiculiseraient les fanfics d'hier par leur ampleur et leur complexité, Robinson assistait déjà à un pas énorme dans l'histoire du genre : on était passé de recueils sous forme de photocopies passées de main en main à un système de diffusion massif appuyé par un support permanent. Même si pour certains, cette permanence avait quelque chose de terrifiant, la plupart ne pouvaient que s'en réjouir. Dave Tremel, administrateur de trekfanfiction.net depuis 1995, obtient parfois des messages d'auteurs faisant part de leurs regrets, ou désirant que leurs histoires soient mises hors ligne.

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« En général, il s'agit de quelqu'un qui a écrit un truc pendant son adolescence. Maintenant que cette personne doit composer avec le monde réel et trouver du boulot, elle voit ses œuvres de jeunesse d'un autre œil. Imaginer que quelqu'un puisse tomber sur un texte écrit à 13 ans peut soulever quelques frissons, » explique-t-il.

Image: trekfanfiction.net/category/deep-space-nine.

La fanfic actuelle est dominée par un public adolescent, mais selon Robinson, ce n'était pas le cas à l'époque.

« Nous avons beaucoup d'étudiants et d'universitaires, mais assez peu d'ados, » ajoute-t-elle. « Le fandom actuel est étonnamment jeune, et organisé sous la bannière de la contre-culture. Ce n'était pas le cas à l'époque. L'important, c'était la série ou le produit à partir duquel nous écrivions. »

Tremel était l'un de ces étudiants. Fan de Star Trek depuis la fin des années 70, il a découvert la fanfic en lisant des recueils de nouvelles et a finalement lancé son propre site afin de rassembler d'autres fans. « À l'époque il n'existait pas de site dédié à la fanfiction Star Trek, » dit-il. « J'avais identifié un problème en particulier : quand vous aviez déniché une histoire que vous aimiez bien, c'était presque impossible de trouver d'autres histoires écrites par le même auteur. »

D'ailleurs, il était alors presque impossible de trouver des gens « de la vraie vie » qui savaient ce qu'était la fanfiction. C'était alors une activité réservée aux nerds les plus opiniâtres. « Je n'ai pas le souvenir que l'on parlait de fanfiction en dehors de la communauté. Si vous étiez sur Internet en 1994, vous faisiez déjà partie d'une partie 'différente' de la population. Nous étions les geeks hardcore. Il ne fallait surtout pas dire que nous passions nos soirées à parler à d'autres gens sur Internet. C'était impensable. Aller à des conventions Star Trek était déjà considéré comme une pratique étrange dans les années 80-90. Tenter d'expliquer aux gens ce qu'était la fanfiction et pourquoi vous aimiez ça, c'était peine perdue. Aujourd'hui, les choses ont changé et cette activité est de plus en plus considérée comme une passion ordinaire. »

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Dans les années 90, être un geek passionné de pop culture, c'était être un loser. Frasier illustrait déjà ce stéréotype du « fan de Star Trek sans vie sociale » par l'intermédiaire d'un personnages stéréotypé (qui a bien entendu inspiré des fanfics à son tour). Robinson note cependant que la communauté était déjà caractérisée par un phénomène de genre : la majorité de ses membres étaient des femmes.

« Les fans de Star Trek ont été décrits comme des 'losers ringards qui puent' pendant une génération, » ajoute-t-elle. « On se foutait de la gueule des conventions, et les fans costumés étaient perçus comme des dingues dans un freak show. Les gens qui écrivaient attiraient un peu plus de complaisance, mais comme la majorité étaient des femmes, les mecs ne se privaient pas de se moquer d'elles. »

Kem, qui a créé le site de fan de Daria, Glitter Berries, fin 1999, a également remarqué cette stigmatisation, même si elle a trouvé, par inadvertance, un moyen de l'éviter.

« J'aurais vraiment voulu découvrir de nouveaux personnages dans l'univers de Daria. C'est comme ça que j'ai découvert la fanfiction et que j'ai commencé à en lire compulsivement, » explique-t-elle. « J'ai essayé d'expliquer le concept à ma mère, sans succès. Un jour, je venais de lire une fanfic particulièrement émouvant et j'ai cherché un moyen de lui raconter l'histoire en retenant son attention. Je lui ai résumé l'ensemble des enjeux, et elle a été totalement captivée. Ce n'est qu'à la fin que je lui ai précisé qu'il s'agissait d'un récit de fanfiction. Depuis, elle est un peu moins hermétique au genre. »

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Image: glitterberries.freehostia.com.

Kem fait également allusion au fait que, même si la communauté de fanfiction a évolué à bien des égards, certaines choses ne semblent pas près de changer. TVTropes, un site wikipédioïde où des fans dissèquent les clichés de la pop culture, possède une énorme section dédiée aux « guerres navales » (Ship-to-Ship combats), l'expression utilisée pour décrire deux fans qui se disputent pour déterminer quels personnages doivent sortir ensemble. Ces débats, qui pourraient sembler assez anodins en apparence, peuvent très vite monter en pression. « Des légions entières de fans voulaient un couple Daria/Trent, tandis que d'autres y étaient formellement opposés. Certains, les 'anciens', estimaient que s'en tenir au canon était une nécessité absolue, et méprisaient les 'modernes' de tout leur être. Cela a provoqué pas mal de tensions. D'autres pensaient que seul le format de script était adapté à la fanfic, et qu'il fallait abandonner la prose à tout prix. En gros, ils disaient : Vous avez tort, vous faites n'importe quoi. Écrivez autrement. Évidemment, ce n'était pas très bien reçu. »

Elle a trouvé la communauté fanfic organisée autour de Daria un peu par hasard, un peu comme Tremel avec le fandom Star Trek. Selon elle, ils étaient « plutôt gentils, » même si elle a dû composer un guide pour expliquer comment écrire une critique constructive.

Selon elle, l'explosion de la popularité de la fanfic a profondément affecté le « sentiment de communauté » que tous ressentaient par le passé.

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« Les groupes Usenet étaient restreints et très près des sources, » affirme-t-elle. « Le concept de fandom aujourd'hui est flou et nébuleux. Tout est éligible pour une fanfic : une marque, un produit, n'importe quoi. Il ne s'agit plus d'aimer Star Trek ou Harry Potter, mais d'entrer dans une communauté spécifique. »

Comme pour tout hobby qui gagne rapidement en popularité, le changement a ses avantages et ses inconvénients. « La joie de faire partie d'un mouvement assez intimiste disparaît peu à peu, » explique Robinson. « Maintenant, il faut se servir d'un moteur de recherche dès qu'on veut mettre la main sur un truc. Mais l'avantage est qu'on ne sent plus jamais le besoin de défendre la fanfic, c'est-à-dire le truc qu'on aime, contre ses détracteurs. On n'est plus vus comme des monstres. C'est un certain soulagement. »

Les vies de Robinson, Tremel et Kem ont changé en même temps que les communautés qu'ils ont contribué à lancer. Tremel n'est plus un étudiant avec plein de temps libre, mais un homme marié avec des enfants et un emploi. Il n'a plus le temps de mettre à jour son site, et a du mal à trouver de nouveaux auteurs. Kem garde toujours un œil sur le fandom, mais a perdu tout intérêt pour l'écriture. Sa vie est « presque méconnaissable. » Elle a déménagé, a obtenu un nouvel emploi, et s'est mariée à quelqu'un qu'elle a rencontré par l'intermédiaire d'un forum de fans de Daria. Robinson a regardé sa fille grandir, a divorcé, et a publié de la fiction dans un cadre professionnel, même si elle n'a jamais eu la carrière qu'elle désirait.

Elle écrit encore un peu de fanfic cependant. Quant à Tremel et Kem fois, ils ont la ferme intention de laisser leurs sites en ligne indéfiniment. Tremel voit le sien comme « une machine à remonter le temps jusqu'à l'aube d'Internet » et comme le fossile d'une passion à laquelle il a consacré trop de temps et d'amour pour pouvoir la tuer dans l'œuf. Le site de Kem sert de bouée de sauvetage et de système de sauvegarde pour le contenu de sites disparus. Elle précise que, même si la série a pris fin en 2002, de nouveaux fans visitent son site régulièrement.

« Beaucoup de gens pensaient que le fandom finirait par imploser et par cesser d'exister, » ajoute Kem. « Pourtant, les années ont passé et les gens sont toujours là. On ne se libère pas facilement de l'emprise d'un univers. »

Pendant ce temps-là, la fanfiction en général continue de prendre son envol. Elle donne même lieu à des recherches dans un cadre académique : les chercheurs étudient ses liens avec le féminisme, le handicap, les communautés LGBT, etc. Pas mal pour une sous-culture de gens bizarres qui perdent leur temps à écrire des trucs sans le moindre intérêt. Une nouvelle franchise fait son apparition ? La communauté fanfic est déjà sur le coup. Prête à en découdre.

« Une grande partie du fandom est plutôt passive, ou du moins non-créative, » explique Robinson. « On trouve beaucoup de lecteurs dans nos rangs. Quant aux auteurs, et bien ils travaillent dur. Et quel que soit le produit de leur travail, ils ont de quoi être fiers d'eux. »