Une virée dans le cimetière de la télévision

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Une virée dans le cimetière de la télévision

La face cachée sinistre de la société de consommation

Une version de cet article est parue dans le numéro de mars 2017 de VICE magazine.

Caché au milieu de chariots élévateurs remplissant d'immenses bennes de serveurs, circuits imprimés et pièces informatiques, j'observe plusieurs hommes en train de défoncer une vieille télévision à grands coups de marteau.

« Il y a encore du gaz dans ces tubes cathodiques », m'explique Eric Mims, manager du ECS Recycling Center de la banlieue de Dallas, pointant du doigt ses ouvriers en combinaison portant masques, boules Quies, lunettes de protection et gants. « Si vous ne frappez pas le tube de la bonne façon, celui-ci peut exploser. »

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À l'heure où tous les Américains sont équipés d'écrans plats, nous commençons tout juste à organiser le recyclage des télévisions cathodiques et écrans d'ordinateurs des décennies précédentes. Ce travail intensif et onéreux doit être fait pour les 705 millions d'écrans cathodiques vendus aux États-Unis depuis 1980. Pour l'heure, ce « traitement des tubes » ne se fait que dans une poignée d'usines de recyclage, les meilleures du pays.

Un employé du centre ECS en train de démonter une télévision.

Dans l'usine ECS, chaque télévision est d'abord marquée d'un post-it qui permettra de la stocker avant de la démonter, puis de la scier. Dans les rayons, on trouve de vieilles Sony Trinitron, des télés RCA en bois, ou d'énormes Toshiba. Si les télévisions d'aujourd'hui pèsent dans les 35 kg, ces vieux écrans cathodiques des années 1980 pouvaient alors parfois atteindre les 200 kg.

Démonter une télévision est un travail long et fastidieux. Tous les composants des téléviseurs doivent être séparés à la main, puis déplacés via un tapis roulant. Les ouvriers, à l'aide d'un manche, retirent le capot arrière de la télévision, avant de couper et trier les câbles d'alimentation. Chacune des vis est ensuite retiré à la perceuse. Ce qui reste du téléviseur est détruit au marteau, afin de séparer l'écran du tube cathodique. Le bois de la télé sera ensuite transformé en sciure. Le plastique passera quant à lui dans une déchiqueteuse afin d'être fondu. Le verre sera enfin extrait à la meuleuse. Et ainsi de suite.

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Comme les tubes cathodiques coûtent plus cher à recycler que la vente des matériaux à l'intérieur des télés, le recyclage des vieux téléviseurs fait, pour l'heure, perdre de l'argent à tout le monde. De nouvelles directives relatives à la quantité d'exposition au plomb ont dans le même temps les possibilités d'utilisation du verre recyclé à partir de ces vieux tubes. C'est d'ailleurs pourquoi les ouvriers d'ECS doivent se soumettre à un test sanguin tous les trimestres afin de connaître leur exposition au plomb.

Mais en réalité, si ces ouvriers sont là aujourd'hui, c'est à cause d'un échec. Celui des services de recyclage américains, mais surtout d'une entreprise : Closed Loop.

Dans l'un des hangars de Closed Loop, dans l'Ohio.

Au départ, le business plan de Closed Loop était simple : l'entreprise était le seul et unique recycleur de tubes cathodiques aux États-Unis. Fondée en 2010 par les vétérans du recyclage David Cauchi et Brent Benham, la stratégie de Closed Loop pouvait se résumer à ceci : être les seuls à disposer d'un four capable de faire fondre le verre des tubes cathodiques, dans le but de les diviser ensuite en deux produits distincts – chacun pouvant être vendu de son côté.

Closed Loop s'est donc mis à accumuler tous les tubes cathodiques du pays dans l'espoir fou de pouvoir, un jour, utiliser son four. La firme était alors un recycleur de première main : elle passait son temps à récupérer d'anciens téléviseurs et ordinateurs provenant d'autres sociétés de recyclage qui ne disposaient pas des matériaux nécessaires pour les traiter. Pendant des années, des camions entiers de tubes cathodiques ont donc été acheminés dans les différentes usines appartenant à Closed Loop.

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Résultat : aujourd'hui, les installations de Closed Loop constituent les deux plus grands cimetières de télévisions américains, de même qu'un double désastre, économique comme environnemental. On compte en effet 25 000 tonnes de tubes cathodiques non traités rien que dans l'entrepôt Closed Loop en Arizona. Et dans les installations de l'Ohio, beaucoup plus grandes, c'est encore pire. Selon d'anciens employés avec lesquels j'ai pu discuter, il pourrait s'y trouver près de 100 000 tonnes de déchets. Les propriétaires de l'entreprise ont expliqué qu'il leur en coûterait « des millions de dollars » pour être un jour en mesure de traiter tout ce verre.

« Nous avons vu beaucoup de choses inquiétantes », m'a dit Kelley Keogh, cofondateur de Greeneye Partners, une société californienne qui a audité Closed Loop plusieurs fois l'année dernière. « Pour moi, il est évident que ce qu'ils font est risqué. La plupart de mes clients n'envoient plus leur verre ici. »

Keogh explique que Closed Loop a amassé un nombre important de tubes cathodiques ces dernières années, sans jamais les traiter – les tubes cathodiques y étaient juste empilés, au lieu d'être recyclés. Dans le même temps, il n'existe aucune preuve que Closed Loop ait un jour construit son four. En novembre 2013, la société avait acquis l'autorisation de la part de l'Environmental Protection Agency (EPA) de le construire, mais une inspection de l'État en décembre 2014 a mis en évidence « qu'aucun travail n'avait débuté sur la partie de l'entrepôt où le four est censé être installé ».

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Il y avait d'autres signes prouvant que les choses ne se passaient pas comme prévu à Closed Loop. La société a en effet arrêté de payer le loyer de ses installations dans l'Ohio dès juin 2014, et il a été dit lors de l'audit de l'EPA que les machines de traitement des tubes cathodiques étaient « cassées ». En mars 2015, des rumeurs circulaient sur le fait que l'entreprise n'était même plus en mesure de payer ses salariés. Enfin, un dernier audit a fait état que la société louait d'autres espaces de stockage qu'elle n'avait jamais déclaré aux inspecteurs.

Keogh affirme que l'État de Californie – qui exige que les recycleurs transmettent au préalable les informations relatives à l'acheminement de leurs déchets – avait suggéré à sa société de « vérifier » les entrepôts de Phoenix appartenant à Closed Loop et qui n'avaient pas été listés.

« Closed Loop nous a permis d'accéder aux autres bâtiments, où le verre présent datait de plus de deux ans. Il était difficile pour nous de savoir si ce verre était ici depuis deux ans ou bien s'il avait été déplacé depuis un premier entrepôt », dit-il, ce qui en dit long sur l'opacité de leur modèle économique.

Mais à dire vrai, la catastrophe de Closed Loop est l'un des secrets les moins bien gardés de l'industrie du recyclage. À l'hiver 2015, lorsque je me suis rendu à la Electronics Reuse Conference de Houston, le sujet principal était déjà de deviner comment allait faire Closed Loop pour expliquer son problème d'insolvabilité devant toute l'industrie du recyclage.

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La disparition de l'entreprise est depuis imminente. Bien qu'elle soit le plus grand propriétaire de tubes cathodiques au monde, la société ne sait plus comment gérer le constant afflux de tubes, et dans de nombreux cas, les recycleurs préfèrent simplement tout laisser en plan. Creative Recycling y a laissé quelque 15 000 tonnes de tubes en verre dans plus de six entrepôts en Caroline du Sud, et l'EPA a découvert d'autres entrepôts remplis de tubes cathodiques en Arizona, dans l'Ohio, dans le Colorado, en Pennsylvanie, dans l'État de New York, dans l'Utah, et le Massachusetts.

Toutefois, la plupart des acteurs du secteur ne pensent pas que Closed Loop ait jamais voulu arnaquer ses clients. Selon plusieurs anciens employés, la société faisait en vérité bien trop d'efforts qu'il n'en serait nécessaire pour bâtir une simple arnaque.

Closed Loop a récolté l'argent des contribuables américains pour ses centres, mais n'a recyclé qu'une infime fraction des téléviseurs qu'elle stocke. Les anciens employés estiment que les installations de l'Ohio pourraient encore contenir jusqu'à 100 000 tonnes de déchets.

« Il y a des façons plus simples de gagner de l'argent » m'explique John Lingelbach, executive director de SERI, groupe qui s'occupe de délivrer des certificats de qualité aux entreprises dans le secteur du recyclage électronique. « Ces personnes tentent de gérer la situation comme ils le peuvent, mais ne savent plus comment tout arrêter. »

L'année dernière, le cofondateur de Closed Loop, Brent Benham, expliquait à un journal financier que 20 millions de dollars – dont une partie devait censément être utilisée afin de construire le four – avaient mystérieusement disparu de sa ligne de compte, sans jamais révéler comment sa société avait pu les dépenser.

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Closed Loop a d'abord annoncé que la société mettrait la clé sous la porte en mai 2016. Pourtant, en mars dernier, l'EPA de l'Ohio a découvert que l'entreprise continuait « de transporter deux camions par jour de tubes cathodiques » sur les installations de recyclages. Closed Loop a en effet décidé de vendre une partie de son verre – soit 600 tonnes – à d'autres recycleurs, ce qui ne représente que 0,1 % de leur stock total.

Le fait que des entreprises paient Closed Loop afin de se charger de leurs tubes cathodiques non traités reflète à quel point toute l'industrie s'en lave les mains. La situation est d'autant plus sinistre que beaucoup de clients de Closed Loop sont des sociétés qui participent à des programmes de recyclage subventionnés – ce qui signifie que Closed Loop a dû être exonéré de nombreux impôts sans même recycler la moindre télévision.

Tous les contacts avec lesquels j'ai pu discuter en arrivent donc à la même conclusion. Si l'arnaque de Cauchi et Benham (aucun d'eux n'a souhaité répondre à mes questions) importe peu, des millions de télévisions sont quant à elles toujours stockées dans des entrepôts à travers tout le pays, et doivent disparaître au plus vite.

La situation a pris une si mauvaise tournure que les centres de recyclage de tubes cathodiques se sont mis à envoyer leur verre à une autre compagnie, Kuusakoski Recycling, qui elle, ne fait qu'enterrer le verre des télés dans des champs reculés de l'Illinois. Les critiques affirment qu'enterrer le problème dans l'espoir que de nouvelles technologies émergent un jour ne constitue pas une solution. De même, l'EPA a déterminé que les pratiques de Kuusakoski ne pouvaient en aucun cas être assimilées à du recyclage.

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En réalité, cette panique autour des tubes cathodiques est causée par le refus de la société d'admettre un truc : le fait que les recycler est ultra-coûteux. Pendant des années, les recycleurs d'électronique ont gagné de l'argent en fusionnant les matières premières – l'or, l'argent, le cuivre – de nos anciens objets. La plupart de ces sociétés utilisent aujourd'hui l'argent gagné par le recyclage des ordinateurs ou des télévisions pour compenser le manque à gagner du recyclage des tubes cathodiques, qui n'a jamais été profitable – quand bien même il représente énormément.

Ceci tient notamment au fait que les nouvelles normes sanitaires ont considérablement réduit la demande en verre tiré des tubes cathodiques. La chute des prix des matières premières a également rendu difficile l'accès aux subventions pour ce type de recyclage. Et pendant ce temps, des firmes telles que Close Loop maintenaient artificiellement des prix avantageux en spéculant qu'à l'avenir, le recyclage des nouvelles technologies pourrait rendre le modèle viable.

« C'est un cercle vicieux – les gens vont là où le prix est le plus bas sans jamais se sentir concernés », explique Jim Taggart, le P-D.G. de ECS. « Recycler est une tâche bien plus complexe que ce que ces entreprises avaient pu imaginer. »

Mais derrière un gros nuage se cache toujours un rayon de soleil. Beaucoup de recycleurs envoient désormais leurs vieux tubes cathodiques à une entreprise espagnole nommée Camacho, qui s'en sert par la suite pour construire du carrelage en céramique. Dans le même temps, la société indienne Videocon est l'une des dernières au monde à produire de nouveaux tubes cathodiques, et elle le fait à partir de verre cathodique recyclé. Il existe donc de vraies possibilités pour les entreprises.

Pour l'heure en revanche, personne ne sait qui paiera l'addition pour les décisions de Closed Loop. Certains veulent que ces téléviseurs retournent dans leurs déchetteries d'origine, là où les gens les ont laissées. Mais cette solution forcerait plusieurs sociétés à mettre la clé sous la porte, et se répercuterait par la perte de nombreux emplois.

Aussi, la plupart des experts estiment que nous ne devrions plus voir de stocks de l'ampleur de ceux de Closed Loop à l'avenir. Il n'existe simplement pas assez de vieilles télévisions pour que ce soit possible. Le danger se trouve ailleurs ; en effet, on s'est aperçu que les technologies récentes étaient encore bien plus complexes à recycler que les vieux tubes cathodiques. Ceci est dû au fait que nous fabriquons des appareils toujours plus petits, et que leurs composants minuscules sont pour l'heure impossibles à réutiliser ailleurs.

Aujourd'hui, plusieurs mois après ma visite à l'usine ECS de Dallas, je garde en tête une image qu'il m'est impossible à oublier. C'est celle d'une femme se tenant devant une vieille machine à laver, avec à côté d'elle un carton rempli de petits boîtiers. Elle en a sorti un, l'a posé sur son plan de travail, et a séparé la batterie du reste. Puis elle s'y est attelée à nouveau. Puis encore et encore. Je me suis dit qu'elle devait peut-être faire ça des milliers de fois par semaine.

Et j'ai pensé : si elle ne le fait pas, qui le fera ?