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Sur YouTube, de mystérieux hommes des bois construisent des piscines à partir de rien

Cet été, sans prévenir, des chaînes basées en Asie ont vu leur audience exploser sur YouTube. Leur point commun ? Des jeunes hommes qui construisent piscines et maisons au milieu de la forêt à partir de rien.
Image : capture d'écran YouTube

Tran Van Son, 23 ans, est Vietnamien. Comme un certain nombre de jeunes de son âge, il possède une chaîne YouTube, appelée Primitive Technology Idea. Depuis octobre 2017, il se filme au milieu de la forêt nord-vietnamienne et réalise des vidéos qu'on peut décrire comme « un peu spéciales ». Chaque semaine, il puise dans la nature environnante pour construire des piscines, des cabanes à flanc de falaise ou même des maisons en pierres. Le tout sans utiliser un seul outil ou matériau moderne. À ce jour, sa chaîne a déjà séduit plus de 450 000 personnes. Un score impressionnant pour une chaîne aussi jeune. Et ce n’est même pas la star du genre dans la région : dans le reste de l’Asie du Sud-Est, des dizaines d’anonymes se sont aussi lancés dans la « construction primitive » et cumulent aujourd’hui des millions d’abonnés. Dans une récente analyse, Earnest Pettie, expert Tendances chez Google, expliquait ainsi que « du début de l'année 2017 jusqu'à aujourd'hui, nous avons constaté une augmentation des vues mensuelles de 248% pour ces vidéos de construction primitive, de survie et de bushcraft, avec un pic cet été. »

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Un mouvement presque soudain, mystérieux, mais qui trouve en réalité ses racines dans le bush australien.

John Plant et le nouveau mythe de l’âge de pierre

La caméra est posée au milieu de la forêt, elle ne bouge pas. Face à elle, un homme blanc en short est trop occupé pour nous parler : à l’aide d’une hache de fabrication artisanale, il coupe du bois, le rassemble, les plante en cercle avec un caillou et commence à construire ce qui ressemble à une hutte. Le résultat de ce tournage, publié sur YouTube en avril dernier, est très basique. Pas de montage saccadé, aucun bruitage. L’homme, qui ne parle jamais et ne regarde pas la caméra, s’appelle John Plant. Depuis mai 2015 sur sa chaîne Primitive Technology, ce trentenaire australien publie des vidéos où il construit des cabanes, des arcs et s’exerce à la poterie… Le tout sans l’aide de matériaux ou outils modernes. Comme les vidéos de reconstitution réalisées pour les musées, Plant ressuscite une vie technologique primitive et nous renvoie à l’âge de pierre. Cumulant plus de huit millions d’abonnés, John Plant reste pourtant relativement invisible dans les médias, entretenant toujours plus le mystère sur ses ambitions et sa vie dans le bush. « Quand je ne suis pas dans la nature, a-t-il confié à CNBC dans l’une de ses rares prises de parole, je passe la plupart de mon temps à faire des recherches sur internet à propos des technologies primitives. Je ne vis pas dans la nature. C’est juste un hobby, même si je vais parfois camper dans des huttes. »

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En Asie, le « Primitive » est devenu un format à part entière

Sa chaîne, et le format qu’il a inventé, ont évidemment fait des émules en Occident. Mais c’est étrangement en Asie du Sud-est que le vidéaste a suscité le plus de vocations. On compte des dizaines de chaînes traitant principalement de constructions primitives, mais également d’élaboration d’armes basiques et de techniques de chasse ou de cuisine. Et comme si l’algorithme ne faisait pas assez de mal dans l’uniformisation des contenus, toutes ces chaînes semblent identiques entre elles. Il y a quelques femmes, mais il s’agit surtout de jeunes hommes portant un short noir avec une mise en scène calquée sur celle de John Plant : plans fixe, aucun regard caméra, aucun mot… Même les noms de ces chaînes jouent autour du mot « primitive » pour squatter les suggestions de YouTube : Primitive Survival Tool, Primitive Builder, Primitive Tool, Primitive Survival, Secret of Primitive… Les titres de vidéos sont en anglais et certaines chaînes se géolocalisent aux États-Unis pour toucher le plus de monde possible. L’absence de narration et de prise de parole leur garantit une audience universelle. Seule différence notable avec Primitive Technology : ces vidéastes asiatiques semblent avoir une passion pour la construction de piscines extravagantes — en dépit des moustiques si présent dans cette région. Certains ouvrages sont si impressionnants que des soupçons de triche émergent régulièrement dans les commentaires : on les accuse d’utiliser du plastique ou des outils modernes quand la caméra est éteinte.

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Comme Plant, ces vidéastes suscitent beaucoup de curiosité. Leur mode de vie et leurs méthodes de tournage intriguent. Plus encore que l’Australien, ces vidéastes asiatiques sont presque invisibles en dehors de YouTube.

Un besoin de retrouver une vie plus simple ?

En parcourant les commentaires de ces vidéos, on découvre qu'elles ne suscitent pas que la curiosité. Pour certains, elles ont une fonction plus inattendue : la relaxation. « Je l'ai regardé quatre fois dans mon lit sur ma tablette parce que je m'endormais, écrit par exemple un internaute sous une vidéo de Survival Skills Primitive. C'est tellement relaxant avec le bruit des oiseaux en arrière-plan, et en même temps tellement intéressant que je voulais la regarder. »

Sur le subreddit Primitive Technology, principalement dédié à John Plant, on découvre toute une communauté d'admirateurs de cet artisanat photogénique. Certains s’investissent littéralement dans cette voie, cherchant par exemple les meilleurs spots de Caroline du Nord pour développer les capacités « primitives ». D'autres demandent des avis sur leurs flèches en os et en silex.

En lisant les conversations de r/PrimitiveTechnology, on pense très vite au survivalisme, ce mouvement dont les membres se préparent à une catastrophique économique, politique ou écologique. Bertrand Vidal, sociologue et auteur de Survivalisme (éditions Arkhê), nous a confirmé que certains membres de cette mouvance consultaient effectivement les vidéos de primitive building. « Au XVIIe et au XVIIIe siècles, on se disait que le progrès technique allait nous amener vers quelque chose de meilleur, explique-t-il. Mais ces vidéos montrent d’une certaine manière que cette conception est en train de s’effondrer. Il y a désormais une forme de refus du progrès, ou du moins d’un certain progrès technique. Il y a cette idée que c’était peut-être mieux avant, qu’on a perdu quelque chose, que l’homme d’aujourd’hui n’est pas forcément mieux adapté que l’homme d’hier. Ça montre qu’on peut se débrouiller sans utiliser son smartphone. »

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Même chez le public jeune de YouTube, que les générations plus âgées considèrent souvent comme des accros à la technologie ? « Dans les années 1950 ou même dans les années 1980, quand on demandait aux jeunes comment ils voyaient l’an 2000, ils parlaient de machines volantes, d’homme immortel… Aujourd’hui, quand on demande aux jeunes comment ils voient l’avenir, ils parlent de catastrophe écologique, de pandémie, de problèmes nucléaire. Je trouve ça donc logique que certains se réfugient dans le passé. C’est la dynamique naturelle du progrès, mais avec cette génération digital native, c’est peut-être encore exacerbé. » L'analyste de Google cité plus haut expliquait également que ces vidéos permettent paradoxalement de se déconnecter. « Un peu comme la mode de la vie en van, qui démontrait comment les internautes, surtout les millenials, sont à la recherche de modes de vie minimalistes, nous observons régulièrement des gens utiliser YouTube pour se connecter avec eux-mêmes. »

Source de relaxation pour occidentaux stressés par leur vie connectée, ces jeunes vidéastes asiatiques restent néanmoins inaccessibles. Comme John Plant, ils demeurent injoignables. Et tant pis si cela alimente les rumeurs sur leurs méthodes de travail ou leur mode de vie.

Même Cyprien est plus facile à joindre

Quand on se met à fouiller les chaînes de ces vidéastes à la recherche de réponses, on en ressort avec toujours plus de questions. Par exemple, pourquoi les descriptions des chaînes Primitive Survival et Primitive Survival Tool, qui n’ont a priori pas de lien, contiennent cette même phrase : « SUBSCRIBE NOW and join the adventure that brings you closer to the most beloved, bizarre and misunderstood creatures known to man. » Pourquoi la chaîne Primitive TV, lorsqu’on clique sur son compte Twitter affilié, nous dirige vers ce qui ressemble à un obscur bot ? Pirum Nhon, de la chaîne Primitive Survival Skills, est l’un des rares à partager autre chose que ses vidéos sur Internet. Sur sa page Facebook, il affirme étudier à l’University of Management and Economics (UME), dans la province de Battambang au nord-ouest du Cambodge. Mais à part une photo prise sur un tournage, il reste discret sur ses activités vidéo, préférant partager des selfies, des mèmes ou des photos de motos. Il n'a pas répondu à notre demande d'interview.

De manière générale, ces vidéastes sont pratiquement injoignables. Habituellement, pour joindre un YouTubeur, on cherche l’adresse mail de contact, parfois celle du manager, on envoie un message et on prie pour qu’il soit remarqué au milieu des milliers de demandes de partenariats et des sollicitations de fans. Mais ces YouTubeurs basés en Asie ne fonctionnent pas ainsi. Certains n’ont aucun mail de contact ou de page sur les réseaux sociaux. Et quand ils en ont, les réponses se font rares. Tran Van Son, jeune Vietnamien créateur de la chaîne Primitive Technology Idea, a été le seul à nous répondre sur plus d'une quinzaine de demandes d'interview envoyées, via un message sur Facebook.

Avouant volontiers s’être inspiré de John Plant, Tran Van Son nous a expliqué avoir besoin « d’une à deux semaines pour faire une vidéo ». À l'en croire, il filme avec un Canon 700D prêté par un ami. « Le week-end, je dois marcher 70 kilomètres environ pour poster les vidéos et charger la batterie de la caméra », affirme-t-il également, avant d’évoquer ses conditions de vie : « Tous les jours, je dois chercher à manger avec des moyens primitifs (la nourriture ici, c’est surtout du poisson et de petits herbivores). Il y a peu de sources de féculents ici. Je dois changer de lieu d’habitation dans la forêt où je suis parce que les conditions naturelles sont très difficiles. » Il est vrai que, si les vidéos ne sont pas monétisées, certains vidéastes proposent à leurs abonnés de les aider financièrement via des cagnottes Patreon, ce que l'on peut aisément comprendre quand on connaît les conditions de vie dans certains de ces pays. Certaines techniques que l’on croit primitives peuvent d’ailleurs, en réalité, relever d’un artisanat encore pratiqué dans certains villages. Mais lorsque nous avons demandé à Tran Van Son plus de précisions sur sa vie dans les bois, son apprentissage de la construction, son accès à Internet ou le chemin qu’il suit pour mettre en ligne ses vidéos, le jeune vidéaste a bien vu nos messages, mais a cessé de nous répondre. Aux dernières nouvelles, dans une vidéo publiée le 18 septembre dernier, il se relaxait dans sa nouvelle baignoire surélevée en pierres, perdu au milieu des montagnes nord-vietnamiennes.